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1996 Réflexion éthique concernant le projet d’un laboratoire d’études dans le sud de la Vienne. Stockage souterrain des déchets nucléaires
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Réflexion éthique concernant le projet d’un laboratoire d’études dans le sud de la Vienne. Stockage souterrain des déchets nucléaires / mai 1996 / Commission Diocésaine Justice et Paix
Préambule et rappel historique Introduction scientifique : la gestion des déchets 1- Quelles recherches et quelle morale ? 2- Six questions morales 3- Conclusion : et maintenant ? Annexes
Préambule et rappel historique
Alors que dans le sud de la Vienne les forages étaient déjà commencés pour étudier la composition de la roche afin de savoir s’il est envisageable d’y implanter un laboratoire d’études sur le stockage souterrain des déchets radioactifs. La Secrétaire du Comité de Coordination Vienne-Charente a écrit au nouvel évêque de Poitiers sollicitant « l’avis de l’Eglise dans notre département ». En effet des recherches avaient été entreprises dans le cadre de projets nationaux. C’était en janvier 1995.
L’évêque a répondu à ce Collectif des Associations du Sud-Vienne et Nord-Charente contre l’enfouissement des déchets radioactifs, en présentant les points suivants :
1 – Le problème existe, nous sommes devant une situation de fait. Il faut donc s’en préoccuper.
2 – Ni les Evangiles ni la Tradition chrétienne n’apportent, en ce domaine, de réponse établie et définitive. La réflexion chrétienne est en train de s’élaborer.
3 – Parmi les chrétiens, les avis diffèrent : les uns favorables à ce projet, d’autres opposés. Il est donc indispensable de recueillir les différents arguments pour avancer une parole d’Eglise.
4 – Pour approfondir ces questions un groupe de réflexion a été constitué autour de l’évêque, en tant qu’atelier de travail de la Commission Diocésaine « Justice et Paix ».
Il s’est réuni chaque mois, de décembre 1995 à mai 1996. Il livre ici ses réflexions.
Le travail du groupe a été examiné par le Conseil Presbytéral qui a donné son avis. Il a été relu par les membres de la Commission Diocésaine « Justice et Paix ». Il a également bénéficié des remarques de personnalités compétentes, moralistes, hommes politiques, fonctionnaires… Le texte ici présenté a tiré parti de ces apports. Que chacun soit remercié pour sa contribution.
Ce travail a été mené selon les axes suivants :
1 – L’esprit général de ce texte est celui de la recherche du bien commun pour aujourd’hui et pour demain. La longue durée ici en cause dépasse l’emprise de nos actuelles représentations. La réflexion s’attache à trouver une position de sagesse entre des avis certes sincères mais dont le côté abrupt ne considère pas toujours l’ensemble des données.
2 – Ce travail, pour le groupe de réflexion, est une étape effectuée dans les conditions présentes des connaissances scientifiques et techniques ainsi que suivant le degré de maturité des débats éthiques. C’est dire qu’il appelle des développements et des mises à jour.
3 – En ce domaine, où des avis divergent légitimement, le groupe s’est attaché à donner des éléments de réflexion et à favoriser le dialogue entre personnes d’opinions contraires. Plus que de comparer entre elles ces opinions, il a voulu poser quelques principes pour aider ceux qui le veulent à se forger une opinion raisonnée.
4 – Dans un tel domaine l’Eglise réfléchit à partir de la conviction que Dieu, a confié la terre aux hommes. L’organisation du monde selon le dessein de Dieu, attend des hommes qu’ils agissent en solidarité pour bâtir une terre de justice, avec la conscience de leurs responsabilités envers les générations futures.
Les opinions des opposants sont exposées au fil des pages : crainte de nuisances nucléaires à cause de la présence des déchets, étonnement devant la distribution de subventions financières, peur de décisions insuffisamment assurées…
Les avis scientifiques ont pour objet de répondre à ces questions, dans le cadre des connaissances et des recherches actuelles et sont eux aussi répartis au long du texte.
Bref rappel historique
1979 : Création de l’Agence Nationale pour la Gestion des Déchets Radioactifs (ANDRA).
1987-1989 : L’ANDRA recherche sur le terrain. Opposition très forte dans le Maine et Loire et à Neuvy-Bouin (Deux-Sèvres, diocèse de Poitiers).
1990 : Commission parlementaire présidée par M. Bataille, Député du Nord.
30 décembre 1991 : « Loi Bataille » (voir annexe n° 3).
24 novembre 1993 : La Presse annonce des recherches à Chatain (Vienne).
30 novembre 1993 : M. Bataille à Poitiers.
6 décembre 1993 : Le Conseil Général de la Vienne décide à l’unanimité de présenter le département comme lieu de recherche.
24 janvier 1994 : Le Maire de Chatain met fin à ses jours.
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L’énergie nucléaire produit des déchets. Quelle que soit l’opinion qu’on puisse avoir sur ce mode d’énergie, nous sommes devant un fait indéniable : il existe des déchets. La question se pose de savoir qu’en faire ?
C’est un problème national qui doit être résolu sur le territoire national car la France a pris la décision de traiter les déchets qu’elle produit.
Conformément à la législation en vigueur, des recherches ont été entreprises par l’Agence Nationale pour la Gestion des Déchets Radioactifs (ANDRA) dans quatre départements dont les Conseils Généraux avaient donné un accord préalable : Le Gard, la Haute-Marne, la Meuse (ces deux derniers sites ont été réunis) et la Vienne.
Le Conseil Général de la Vienne a donné son accord à l’unanimité pour une prospection dans le sud du département (cantons de Charroux et de Civray), le 6 Décembre 1993.
D’autres pays (Canada, Suède, Suisse…) ont entrepris des recherches analogues. La Communauté scientifique internationale se communique régulièrement l’état des travaux en cours.
Introduction scientifique : la gestion des déchets
Les déchets sont de deux ordres : les uns ont une période radioactive de brève durée (30 ans et moins), les autres, moins nombreux, ont une durée longue, voire très longue (plus de 30 ans). Ces derniers posent donc la question aiguë de leur dépôt et de leur surveillance.
L’ensemble des déchets radioactifs produits actuellement par an en France représente environ 28 000 m3 (4 m x 80 m x 80 m).
Ces déchets proviennent à raison de 85 % des centrales de production d’électricité, des usines de production et de retraitement de combustible (Uranium 235, plutonium), et à raison de 15 % des radioéléments utilisés dans l’industrie, en médecine, dans les centres de recherche. 90 % sont des déchets dits de type A – à faible et moyenne activité et à « vie courte » – c’est-à-dire dont l’activité est en moyenne divisée par deux tous les cinq ans. Leur radioactivité sera en moins de 300 ans voisine de la radioactivité naturelle. Leur stockage jusqu’à décontamination complète s’effectue en surface dans des fûts en acier ou dans des containers en béton recouverts de bitume ou de béton. Ce stockage réalisé près de la Hague jusqu’en 1994, s’effectue depuis sur le nouveau site de l’Aube, d’une capacité de 1 000 000 m3.
Les 10 % de déchets restant soit environ 3 500 m3 sont des déchets « à vie longue ». Ces derniers comprennent d’une part des déchets dits de type B, à faible et moyenne activité, de l’ordre de 3 300 m3 par an, (3 m x 35 m x 35 m), d’autre part des déchets dits de type C à « haute » activité (200 m3 par an : 3 m x 8 m x 8 m) qui sont les plus délicats à gérer. Les déchets B, appelés aussi produits technologiques, proviennent principalement du retraitement du combustible usagé des centrales, de produits d’entretien et de la maintenance des diverses installations. Les déchets C correspondent aux « produits de fission » et à certains résidus des centrales ; ils constituent en quelque sorte les « cendres » des combustibles nucléaires.
Une centrale de 1 300 Mégawatts contient en effet en permanence environ 130 tonnes (7 m3) d’Uranium sous forme de pastilles d’oxyde enfermées dans des gaines métalliques. Chaque année, un tiers à un quart de cet Uranium est renouvelé, soit de l’ordre de 30 tonnes ; une centrale « brûle » à peu près un gramme de combustible par seconde.
Ces quelques 30 tonnes, extraites par centrale et par an, contiennent approximativement :
– 29 tonnes d’Uranium appauvri
– 300 Kgs de Plutonium formé en fonctionnement
– 1 tonne de « produits de fission »
– 25 Kgs d’éléments dits transuraniens.
Les 29 tonnes d’uranium et les 300 Kgs de Plutonium sont extraits et séparés par voie chimique puis retraités pour obtenir du combustible neuf. Les « produits de fission » et les éléments transuraniens constituent l’essentiel des déchets dits de type C. Ces derniers, après un certain temps de stockage sous forme de solution liquide dans des cuves métalliques à doubles parois sont compactés sous forme de blocs de verre coulés.
La question posée réside dans la gestion des produits B et C. Ces déchets « à vie longue » se différencient comme indiqué plus haut par leur activité. La radioactivité globale de ces déchets diminue d’un facteur 1 000 en 1 000 ans mais avec des différences considérables selon les éléments. D’autre part seuls les déchets C à haute activité et de durée de vie les moins longues dégagent véritablement de la chaleur. La puissance dégagée par les blocs de verre est initialement de 100 à 150 Watts par dcm3 ; 20 Watts au bout de 5 ans, 10 Watts après 30 ans.
Les études actuelles portent :
1°) Concernant les déchets B, sur la séparation poussée au maximum des différents déchets en vue de transformer la majorité d’entre eux par irradiation (transmutation) en déchets à « vie courte » stockables en surface.
2°) Concernant les déchets C, sur la séparation des produits de haute activité et de vie les plus courtes, qui dégagent de la chaleur mais qui disparaissent les premiers, des produits de vie plus longue, lesquels pourraient ensuite être stockés plus aisément sinon traités ultérieurement comme des déchets B.
La séparation par voie chimique, réalisée techniquement en laboratoire, pose actuellement des problèmes au niveau du passage à l’échelle industrielle. Des solutions devraient être trouvées et développées à échéance de 20 à 30 ans.
La transmutation, qui consiste à irradier les produits afin de les transformer en produits à durée de vie plus courte, pourrait être réalisée dans des réacteurs type Super Phénix, ou dans des accélérateurs de particules de très forte énergie, en alternant les séquences d’irradiation et de retraitement. On peut penser qu’à échéance de 40 à 50 ans la quantité des déchets à stocker de longue période et de faible et moyenne activité pourrait être ainsi réduite d’un facteur 100.
La troisième voie d’étude actuelle est celle du stockage souterrain profond par confinement géologique des déchets ultimes à longue période (quelques milliers d’années). Les deux voies séparation-transmutation d’une part, stockage d’autre part ne sont en effet en aucune façon exclusives. Il est inévitable qu’une quantité, fortement réduite, de déchets B et C non transmutables subsiste dans tous les cas.
D’autres procédés peuvent être imaginés à plus ou moins long terme, tels que l’envoi dans l’espace. On doit objectivement souligner qu’en matière de retraitement, c’est-à-dire de récupération optimale à partir du combustible usagé, la France se situe actuellement au tout premier rang : ce retraitement a pour conséquence de réduire considérablement le volume des déchets à gérer.
1- Quelles recherches et quelle morale ?
1. Le traitement de déchets nucléaires à vie longue fait l’objet d’études approfondies qui relèvent de plusieurs disciplines scientifiques. Leur gestion dépend, en France, d’un encadrement juridique strict, en particulier par la loi du 30 décembre 1991. Il concerne :
a) Le stockage souterrain. (en 15 ans de recherche – 1991 – 2000 -, 4 milliards sont prévus).
b) La réduction de la nocivité et de la durée de vie de ces déchets (transmutation) (4 milliards 200 millions sur 15 ans).
c) Le conditionnement et le stockage en surface – ou à faible profondeur. (3 milliards 800 millions sur 15 ans).
2. Au sujet du stockage souterrain qui est un « confinement en profondeur », il convient de rappeler un principe fixé par la loi du 30 décembre 1991 et de discerner deux phases bien distinctes :
• le principe : le stockage souterrain de déchets ne peut s’effectuer qu’avec une autorisation délivrée par une administration de l’Etat. La loi n’autorise le stockage souterrain de déchets de toute nature que pour une durée limitée. Seule une nouvelle loi pourrait autoriser certains stockages pour une durée non limitée.
• Les deux phases :
a) La phase des études qui comprend la création de deux, voire trois laboratoires souterrains et la réalisation de tout un programme d’études et d’essais pendant plusieurs années. Dans ces laboratoires, l’entreposage ou le stockage des déchets radioactifs est interdit par la loi. Seules des sources radioactives peuvent être temporairement utilisées dans ces laboratoires souterrains en vue de l’expérimentation.
b) La phase de stockage, dans un centre de stockage dont les caractéristiques seraient déterminées à l’issue des études et essais réalisés dans les laboratoires. Ce centre de stockage ne pourrait être réalisé qu’après le vote d’une nouvelle loi par le parlement.
La première phase est donc celle qui nous interpelle concrètement aujourd’hui dans la Vienne ; elle est elle-même divisée en deux étapes :
. La première concerne l’acquisition des connaissances permettant d’entreprendre des recherches en vue d’un stockage sans risques majeurs ou graves. Ce sont des études théoriques ou expérimentales sur la nature des roches ou des argiles, sur le conditionnement des déchets, sur le comportement de ces déchets…
. La seconde concerne le passage en grandeur nature, afin de mieux suivre dans les faits, les effets d’échauffement sur les roches, les minuscules infiltrations d’eau… D’où la nécessité de créer deux laboratoires d’études géologiques afin d’expérimenter et de vérifier les résistances des roches, leur opacité à une diffusion radioactive… Après les travaux d’installation, il est prévu 8 ans d’études et d’examens dans ces laboratoires. Certains pays possèdent depuis 10 ou 15 ans de tels laboratoires.
Dans les prévisions actuelles, de trois sites étudiés sur le territoire français (dans l’argile ou le granit), on passera à deux ou trois laboratoires pour arriver à un site de stockage souterrain. Donc laboratoire n’équivaut pas à enfouissement.
3. L’ANDRA (Agence Nationale pour la gestion des Déchets RadioActifs) est une agence, un établissement public, de statut « EPIC » (établissement public à caractère industriel et commercial). Cette agence est placée sous la tutelle des ministères de l’Industrie, de la Recherche et de l’Environnement. Elle est chargée par la loi des opérations de gestion à long terme des déchets radioactifs. Son statut d’EPIC lui permet d’avoir un budget autonome en recettes et dépenses ; ses recettes sont assurées par les producteurs de déchets nucléaires (on pourrait dire selon le principe pollueur = payeur). Elle est contrôlée comme tous les établissements publics par les services spécialisés des ministères de tutelle et par la Cour des Comptes.
4. Les opérations de l’ANDRA sont également surveillées par l’Office de Protection contre les Rayonnements Ionisants, organisme dépendant du ministère de la Santé, et la Direction de la Sûreté des Installations Nucléaires (DSIN) qui dépend des ministères de l’Environnement et de l’Industrie.
5. Toute la phase d’étude est contrôlée par la Commission Nationale d’Evaluation, structure indépendante qui transmet ses conclusions à l’Office Parlementaire d’Evaluation des Choix Scientifiques et Technologiques. Cette procédure vise à assurer la transparence et la sécurité des recherches et des travaux.
Ces brèves remarques ne sont données qu’à titre de rappel d’informations largement diffusées.
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L’Eglise de Poitiers, comme l’expose le préambule, a été interpellée pour donner son avis sur les recherches effectuées par l’ANDRA dans le Sud de la Vienne. Il n’était pas question pour elle de répondre par « oui » ou par « non » dans le jour même. Pourquoi ?
1. Parce que le jugement moral est d’abord une activité de réflexion : de quoi s’agit-il ? en quoi cela concerne-t-il la vie des hommes ?
Si l’Eglise n’a pas compétence pour juger des connaissances scientifiques objectives, elle doit examiner dans quelle mesure les conséquences de la recherche scientifique mettent en cause la dignité, la liberté et l’avenir de l’homme et de la communauté humaine. Ce n’est pas tant la science comme telle qui est ici en cause, que ses applications techniques,et leurs incidences sociales, financières…
Il fallait commencer par s’informer et déterminer quels sont les véritables enjeux de cette question.
Faute de cette réflexion, l’homme risque d’être happé par des réactions émotionnelles d’autant plus vives que le jugement ne les maîtrise pas.
2. Parce que le jugement est oeuvre de discernement : toutes les recherches énumérées ne concernent pas l’humanité de la même manière. Il fallait donc retenir les véritables questions.
La morale n’est pas un dictionnaire où, au mot « nucléaire » on trouverait une bonne citation de l’Evangile. Elle demande de faire appel à des compétences, au dialogue et à des études.
La science elle-même ne s’arrête pas. Elle est en évolution permanente et on ne l’apprécie pas justement en l’enfermant dans un moment donné. Il fallait donc mieux connaître les orientations des recherches en cours, leur marge de certitude et d’inconnu.
3. Parce que les populations concernées sont divisées sur ce sujet : les uns acceptent volontiers les recherches en vue de l’installation d’un laboratoire, d’autres s’y opposent fermement.
La morale s’attache aux raisons de ces positions : en effet, on peut être pour ou contre une décision pour des motifs peu louables et non avoués.
Dans ce contexte, il a été constitué un groupe de travail composé de scientifiques reconnus par leurs pairs, de personnes connaissant la fonction publique et de personnes critiques sur le projet de stockage souterrain de déchets nucléaires dans la Vienne.
Les réflexions du groupe se sont appuyées sur les données scientifiques actuelles. Elles se sont inspirées de la Révélation chrétienne. Donnée par Dieu à l’humanité, la terre que travaillent les hommes est à la fois la source de leur subsistance et le moyen d’établir une solidarité à travers l’espace et le temps. Le Pape Jean Paul II le rappelait :
« L’énergie est un bien universel que la divine Providence a mise au service de l’homme, de tous les hommes, quelle que soit la partie du monde à laquelle ils appartiennent, et il nous faut penser aussi aux hommes de demain, car le Créateur a confié la terre et la multiplication de ses habitants à la responsabilité de l’homme.
J’estime qu’on peut considérer comme un devoir de justice et de charité l’effort résolu et persévérant accompli pour ménager les sources d’énergie et respecter la nature, non seulement pour que l’ensemble de l’humanité d’aujourd’hui puisse en profiter, mais aussi les générations à venir. Nous sommes solidaires des générations à venir. Et j’espère que les chrétiens, mus de façon particulière par la reconnaissance envers Dieu, par la conviction du sens de la vie et du monde, par l’espérance et par une charité sans limite, seront les premiers à apprécier ce devoir et à en tirer les conséquences. »
(Discours du 14 novembre 1980, aux savants participant à la semaine d’études de l’Académie Pontificale des Sciences sur le thème « Energie et Humanité ». Documentation Catholique, 14 janvier 1981, n° 1799, p. 12).
Au cours de longs échanges, le groupe a retenu six questions morales :
I – La vie en démocratie
II – Une dimension symbolique
III – La maîtrise de l’avenir
IV – Le respect des générations futures
V – Les aspects financiers
VI – Le contexte local
Chaque question a été examinée. Des arguments pour ou contre tel ou tel avis ont été pesés. Est donc présentée ici une estimation morale sur ces six points.
A. La vie en démocratie
La Loi prévoit une concertation avec les élus et les populations des sites concernés. La phase de recherche (forages multiples) a donné lieu à une concertation avec les élus et à des initiatives ponctuelles. L’établissement d’un laboratoire exigera une enquête publique, comme pour tous travaux importants. Se posent ici deux questions :
1. Pour donner un avis éclairé, la population et ses élus doivent pouvoir disposer des éléments d’information nécessaires. Des opérations de relations publiques ne peuvent suffire pour répondre aux attentes légitimes des populations dans ce domaine, vu l’importance du problème.
Dans les problèmes en cours, la technicité est telle que des compétences multiples sont en cause. Les personnes concernées ne possèdent pas toutes un savoir à la hauteur des sciences et des techniques qui interviennent dans le projet. C’est pourquoi la possibilité de poser, sans honte, toutes les questions et d’obtenir, sans mépris, toutes les réponses, est une condition de la vie en démocratie.
Un dialogue résolument ouvert et respectueux reste la condition pour que s’instaure la confiance. Même si les avis divergent, la confiance peut être partagée quand chacun est sûr de la sincérité de l’autre, que chacun fait de son mieux pour communiquer de bonne foi ses connaissances ou ses convictions.
Sinon le manque de confiance entraîne une rétention de l‘information d’où une méfiance plus grande. L’exigence de la morale demande ici une totale transparence.
2. La vie en démocratie appelle un très grand respect de ceux avec qui l’on vit, surtout si on ne partage pas leurs opinions. La culture des grandes entreprises travaillant à un tel projet doit s’adapter à la culture et aux mentalités des habitants des régions où elles ouvrent un chantier. La séparation est, au départ, très grande entre les deux cultures dont chacune exprime un aspect des multiples richesses de l‘homme. Réciproquement, chaque citoyen possède le devoir de s’instruire pour donner un avis sincère.
Les élus locaux, régulièrement désignés par le vote, sont placés entre la population et les agents des entreprises qui viennent travailler. Leur situation est délicate. Ils sont les représentants de toute leur circonscription. Ils ont la charge du bien commun. Toute pression indue, à plus forte raison toute menace (anonyme souvent), ne sauraient être tenues pour acceptables en morale.
3. Peut-on dire que s’opposent ici l’intérêt général et l’intérêt des individus ? Oui, mais d’une manière très particulière. En effet, nous ne sommes pas seulement devant les droits de telles ou telles personnes, sauf, par exemple, s’il faut procéder à une expropriation de terrain. Mais l’intérêt de la nation de gérer convenablement les déchets nucléaires, rencontre inévitablement les intérêts d’une région : certains habitants y voient des avantages, d’autres sont plus attentifs aux inconvénients et aux risques. En outre, l’intérêt actuel de la nation doit chercher à se concilier au mieux avec les intérêts prévisibles des générations futures.
Pour concilier ces différentes approches, il est essentiel en démocratie que l’Etat, en tant que gardien et gérant du bien commun, demeure le responsable ultime de la gestion des déchets nucléaires. Sous son contrôle, la sécurité devrait être assurée de manière plus suivie, la surveillance mieux garantie : la permanence de l’Etat l’oblige à respecter les décisions prises. Surtout, l’Etat protège davantage de toute déviation vers une rentabilité économique immédiate consécutive à des décisions aléatoires, rentabilité dans laquelle des groupes privés risqueraient de succomber par souci d’économie, par allégement des normes de sécurité, voire par des politiques contradictoires qui affecteraient la sécurité générale.
En conclusion de ce point, le problème des recherches en vue d’un laboratoire de stockage oblige à vivre plus et mieux la démocratie au plan local, à travers un dialogue permanent et ouvert et dans un respect mutuel sans faille. La clarté de ce dialogue conduit à l’élargir à l’ensemble des populations concernées et à tous les éléments du dossier.
B. Une dimension symbolique
Revenons sur la dimension symbolique de ce problème, c’est-à-dire sur sa dimension humaine qui dépasse, de loin, la seule approche scientifique. Cette dimension comprend des sentiments, des réactions qui peuvent paraître excessives mais qui n’en sont pas moins réelles et qu’il convient de prendre en considération. C’est ainsi que les opposants au projet de laboratoire s’estiment méprisés et s’étonnent de la rapidité des décisions, craignant d’être entraînés dans un engrenage.
On peut rejeter ces positions, mais ce refus ne tient pas assez compte d’un facteur important.
1) Deux cultures sont ici en présence :
– L’une scientifique, donc rationnelle, même si les savants se gardent de tout triomphalisme, faisant au mieux avec les connaissances d’aujourd’hui.
– L’autre, à travers des réactions émotionnelles, s’attache aux aspects symboliques, ce qui est loin d’être irrationnel. La façon de poser le problème lui paraît significatif : on parle « d’enfouissement », de « déchets »… alors que c’est surtout la longue durée qui inquiète, puisqu’elle met en cause nos descendants.
2) La longue durée soulève des questions humaines. Sans jouer sur les mots, on « enterre » des matières dangereuses. On veut s’en débarrasser définitivement. N’est-ce pas une façon « d’enterrer » le problème, ou, quoi qu’on en dise, de le léguer à nos successeurs ?
Comment donc laisser ouvertes les questions que nous ne résolvons qu’imparfaitement ? Laisser une question ouverte est aussi une façon d’exercer ses responsabilités.
Tenter de prévoir pour une longue durée, place devant la non-maîtrise de l’avenir. Nous pouvons, à la rigueur, envisager des solutions à 50 ans, voire 100 ans, mais au-delà l’imagination fait défaut. La science peut-elle « prédire » les événements sur une aussi longue période ? Comment dès lors prendre une décision ?
3) Les déchets nucléaires : les psychologues pourraient nous dire des choses sur la façon dont les hommes se situent par rapport à leurs déchets. Déjà les « décharges » des déchets des familles ou de l’industrie posent de redoutables questions. Ce qui est vrai pour un individu, pour une ville, est une réalité que notre société elle aussi doit gérer pour ses propres déchets, avec des réactions qui s’enracinent dans l’inconscient.
Quand il s’agit de déchets nucléaires, on touche au domaine où sont en cause la science la plus pointue et la technique la plus exigeante au plan de la sécurité. C’est aussi le domaine où la menace due aux applications de la science est ressentie comme la plus grande (Hiroshima et Tchernobyl). La science, pour résoudre le problème des risques de ses propres dérapages, est alors récusée. Quelle fonction lui attribuer dans l’avenir de l’humanité ?
Il semble que ces deux approches, ou ces deux cultures, soient nécessaires.
Le problème technique ne peut être résolu qu’en fonction des connaissances scientifiques d’aujourd’hui.
Le problème humain ne peut recevoir de solutions satisfaisantes que si un effort est fait pour :
– situer et analyser les peurs et les anxiétés légitimes.
– se laisser interroger par les questions qu’elles posent : celles-ci sont symboliques de la condition humaine.
– échanger des paroles sincères en acceptant toutes les questions sans à priori.
Les réactions émotionnelles sont constitutives et utiles à l’ensemble de la démarche humaine, y compris à l’application des sciences, pour ne pas aborder ces questions sous le seul angle technique.
C. La maîtrise de l’avenir
De multiples questions se posent ici, que nous distinguons par souci de clarté.
1. Le nucléaire est-il suffisamment maîtrisé pour qu’on puisse stocker les déchets nucléaires en profondeur sans risque ? On raisonne dans le cadre de ce qu’on sait faire aujourd’hui. Mais on a ainsi raisonné à propos de l’amiante dont on s’est, après coup, aperçu des nuisances. L’objection n’est pas sans valeur. Cependant :
a) La conscience ne saurait se satisfaire d’un pari sur l’avenir, par exemple en disant : aujourd’hui, on ne sait pas faire, mais demain on saura. Cette anticipation n’est acceptable que si les dangers de demain sont moindres que les dangers d’aujourd’hui.
b) A cette question, les scientifiques consultés estiment que le nucléaire est une réalité suffisamment connue pour qu’on puisse en stocker souterrainement les déchets dans les conditions prévues pour cela. La science ne progresse pas dans un système stable et continu. Elle ne peut jamais assurer une fiabilité totale. Ses avancées conduisent à poser en termes nouveaux les problèmes. On arrive cependant à estimer les risques encourus. De l’avis majoritaire au sein de l’OCDE, (Organisation de Coopération et de Développement Economique), l’enfouissement est la moins mauvaise solution. Même la transmutation laisserait des déchets à gérer.
2. Le suivi des déchets nucléaires confinés sous terre demande précisément la construction d’un laboratoire d’études. Cette construction intègre en effet la durée dans la recherche et adapte cette recherche à l’évolution des connaissances comme aux progrès d’autres traitements des déchets nucléaires.
Le stockage en surface reste plus aléatoire en ce qu’il demande une surveillance continue contre davantage de risques et une place plus exposée aux aléas de la vie.
3. Un problème surgit ici : celui des experts. La qualité d’expert demande que soient réunies quatre conditions :
– avoir des titres scientifiques officiels dans une discipline précise.
– exercer longuement la science concernée, selon une expérience tenue à jour.
– être intégré aux débats de la communauté scientifique internationale dans sa discipline.
– parler au titre de sa discipline particulière et non par transfert dans une autre compétence. Il n’est pas conforme à la morale de se présenter comme expert indépendant de toute appartenance scientifique reconnue ou d’intervenir à un titre dit scientifique dans une autre discipline que la sienne.
4. Comme pour les cultures d’entreprises, il s’agit de relier une chaîne humaine d’experts à une chaîne d’habitants. Car la responsabilité ultime est politique et ne saurait être déléguée à d’autres instances, fussent-elles composées de savants. La science apporte les cadres de faisabilité, la politique décide au nom du bien commun. La séparation de ces pouvoirs – mais non leur ignorance mutuelle – est ici requise.
En conclusion de ce point, la morale demande que, dans les conséquences de l’emploi civil de l’énergie nucléaire, comme pour les autres sources d’énergie, tous les éléments d’appréciation soient disponibles pour les citoyens, de manière fiable et compréhensible. Une politique du silence, ou une information déviée, ne serviraient pas le droit de chacun à connaître ce qui concerne son existence.
Elle demande aussi que soit vérifiée la crédibilité des arguments avancés et soit maintenue une solidarité humaine pour une décision politique.
D. Le respect des générations futures
Déjà ce problème a été abordé. Trois questions se posent ici.
1. Sur la fiabilité (assurée autant qu’il est possible) du caractère imperméable des roches, de leur stabilité. Tout doit être entrepris pour maintenir à jour la connaissance de l’évolution des roches et des déchets enfermés : c’est la question de la surveillance. Par là est suggérée toute amélioration dès qu’elle est techniquement réalisable. Il s’agit ici de maintenir et d’améliorer les normes de sécurité.
Il convient de noter que le nucléaire n’est qu’un cas parmi les autres déchets dangereux, parmi les substances chimiques toxiques non-recyclables.
2. Moralement, celui qui cause un dommage est tenu de le réparer. Notre génération produit des déchets nucléaires : elle a le devoir de s’en occuper au mieux de ses moyens. Le souci des générations à venir demande qu’on ne leur laisse pas en plus à gérer des déchets que nous aurions abandonnés. Nous ne pouvons laisser à demain une responsabilité que nous aurions refusé de prendre aujourd’hui devant des objets dangereux dont il faut nous occuper. Ne rien décider serait une lâcheté !
3. Le dernier problème concerne celui de la réversibilité ou de l’irréversibilité du stockage souterrain. Ce problème est distinct de celui du laboratoire d’études.
Est réversible le stockage souterrain dont on peut sortir des éléments ou la totalité. L’inconvénient réside dans le point faible qu’est l’accès. L’avantage est de pouvoir pallier un accident ou bénéficier de nouvelles découvertes.
Est irréversible le stockage complètement confiné et sans accès possible. Ce mode de stockage est le moins sensible aux effractions. Mais il gèle toute amélioration dans la gestion des déchets nucléaires.
On peut d’ailleurs envisager un stockage réversible pendant un certain temps et rendu irréversible.
Rappelons que la loi, pour l’instant, ne prévoit d’autoriser que des stockages réversibles. Ceci permettrait de laisser la voie ouverte à de nouvelles techniques de traitement.
En conclusion de ce point, la morale attend que notre génération laisse à ses descendants une situation la plus saine possible. On ne doit parier ni sur des progrès scientifiques décisifs qui peuvent être longs, ni sur une stabilité du contexte politique et social pour garantir des siècles de tranquillité.
E. Les aspects financiers
Les études demandent de l’argent. Pour assurer dans l’avenir une sécurité incontestable, donc une surveillance, il faut que la puissance publique s’engage à maintenir le budget nécessaire, soit par le moyen d’agences non-administratives, soit par le budget public.
Par analogie avec les grands travaux entraînant des nuisances, de l’argent est officiellement versé aux communes des deux cantons concernés, pour les dossiers retenus par une commission administrative. Les sommes attribuées sont rendues publiques par voie de presse.
Il faut veiller à ce que l’argent ainsi distribué pour le développement de la région concernée, laisse les consciences suffisamment libres pour juger sereinement du problème des déchets nucléaires.
L’Evangile rappelle aux chrétiens la nécessaire liberté d’appréciation devant l’usage de l’argent. Cette attention devrait concilier aussi le développement d’un pays selon les normes françaises et européennes avec la liberté d’esprit devant le pouvoir de l’argent.
Si le laboratoire est implanté dans le Sud de la Vienne, il occupera des terres. La législation en vigueur demande que les droits des exploitants agricoles soient respectés. Des emplois seront créés : on peut demander que la population locale, où sévit le chômage, soit en premier concernée.
Pour garantir l’avenir, il convient d’en prévoir les moyens : des provisions ont été constituées à cet effet.
La morale ne peut ici que rappeler le devoir de transparence et de rigueur.
F. Le contexte local
Le dernier point concerne non plus le traitement des déchets nucléaires, mais la situation particulière de cette région.
1. Il faut comprendre l’émotion ressentie par certaines personnes. Dans le même arrondissement, deux décharges de grande taille reçoivent les ordures de villes importantes. On pense y mettre aussi les déchets nucléaires. Certes, il est possible que la roche le permette. Mais si le projet se réalise et même s’il donne une impression de technicité propre, la région peut subir aux yeux de certains une image dévaluée. L’environnement des collines et des arbres peut être respecté, l’eau purifiée : tout cela est surveillé de près. Mais la fierté d’un pays tient aussi à sa réputation et sa réputation provient en bonne part de ses activités. Des habitants sont sensibles à cet aspect.
Ce point n’est pas secondaire. Il mérite d’être pris en considération pour rechercher si d’autres activités que celles-là ne pourraient pas participer au développement local.
2. Nous avons tous à apprendre à vivre le pluralisme. Des personnes ont légitimement le droit d’avoir et de défendre des avis différents les uns aux autres. Cela n’est pas une raison pour diviser une commune, rompre une association, cesser de se parler. L’entente entre les hommes est un bien supérieur aux arguments. Toute division affaiblit. On peut avoir des discussions vives, des oppositions radicales : le respect de l’autre doit rester entier.
Ce point est particulièrement vrai pour les Communautés chrétiennes. L’unanimité n’est pas forcément une qualité. Des chrétiens sont d’avis différents en cette matière : c’est leur droit. Saint Paul rappelait déjà que la charité seule construit.
3. Quelle que soit la décision prise, il convient de faire en sorte qu’il n’y ait ni perdant ni gagnant. Raisonner en vainqueurs et vaincus ne signifie rien : c’est une régression humaine.
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Parler de morale en ce domaine concerne, on le voit, bien des aspects de la vie des hommes. La morale prend en considération tous ses aspects. C’est vrai pour l’utilisation du charbon ou de l’électricité. La première est, on le sait, éminemment polluante et on en a si peu parlé…
Mais le nucléaire fait peur. le problème n’est évidemment pas ici celui de son utilisation militaire, mais bien celui du traitement des déchets laissés par diverses utilisations du nucléaire. La réprobation liée à l’usage militaire ne saurait englober de même façon l’utilisation industrielle et pacifique. De toute façon, il faut trouver une solution pour ces déchets : c’est notre responsabilité pour l’avenir.
En conclusion, le groupe de réflexion insiste sur les points suivants :
1. La responsabilité d’aujourd’hui est de faire ce qu’on peut aujourd’hui pour traiter la question des déchets nucléaires, sans les abandonner à demain.
2. La solution demande une concertation sur la base d’informations communes et du dialogue confiant.
3. La transparence est nécessaire pour le respect des personnes et dans l’emploi de l’argent.
4. Il convient de respecter les étapes prévues :
– l’analyse géologique
– la décision politique de construire un laboratoire dans le Sud de la Vienne
– la création d’un lieu de stockage souterrain qui est une autre question.
Il ne faudrait pas lier nécessairement le laboratoire et le site de stockage, distinction prévue par la loi.
Le jugement moral passe ici par le biais du jeu démocratique.
5. Si les avis différents s’expriment à bon droit, on doit attendre que cela se fasse dans le respect des personnes. Entrer dans le cercle infernal de l’illégalité et de la répression ne conduit en l’occurrence qu’à une impasse. Mais le cadre démocratique reconnaît le droit à l’opposition et à la manifestation de cette opposition.
6. Le jugement fondé en raison permet l’exercice de la morale, par-delà les émotions et les peurs. Il serait excessif qu’à « l’impérialisme de la technique » s’oppose une « tyrannie de l’écologie« . Ces deux expressions entendues montrent la gravité d’une fracture entre les hommes qu’aucune morale ne saurait accepter.
Car ces deux comportements excessifs se renforcent l’un l’autre : les extrêmes figent une situation. La démarche éthique s’attache à concilier ce qu’il y a de juste dans chacune des deux visées : la technique est faite pour l’homme et l’écologie elle-même doit être au service d’un environnement de l’homme. Sans cesse, l’homme est obligé de composer avec des nécessités parfois contraires. Il est donc conduit à équilibrer les solutions qu’il avance.
7. La morale demande que soient respectés ces critères. Les prises de position, en faveur du stockage souterrain ou contre lui, dépendent ensuite de la valeur des arguments objectifs avancés, permettant à chacun de prendre une position fondée.
3- Conclusion : et maintenant ?
Cette réflexion a été rédigée au mois de mai 1996, alors que l’ANDRA remet ses conclusions géologiques sur ses recherches dans le Sud de la Vienne. Très rapidement résumées, elles font apparaître :
– Un bloc de granit homogène ancré sur 15 kilomètres de profondeur, protégé de l’érosion par une couverture sédimentaire pendant 150 millions d’années.
– Les forages profonds ont découvert un peu d’eau, mais de l’eau fossile, eau météorite (de pluie) plus ou moins enrichie de sels minéraux au fil des millénaires. Cette eau piégée à peu près au moment de la mise en place du granit n’a pas bougé. Ce fait plaide en faveur de la fiabilité de la roche.
Le Gouvernement sera appelé à se prononcer par décret à l’été 1996 sur les sites où proposer l’installation de deux laboratoires d’études. De nombreux avis interviennent, dont ceux de la Commission Nationale d’Evaluation, des Commissions Techniques des Ministères de l’Environnement, de l’Industrie et de la Recherche…
La population sera consultée dans un rayon de 10 km autour du lieu préconisé, soit, pour la Vienne et un peu pour la Charente, 21 communes concernées. Puis voteront le Conseil Général et le Conseil Régional.
Ce n’est qu’ensuite que sera envisagée l’installation d’un laboratoire dont la réalisation puis le travail de recherche s’étendront sur une dizaine d’années.
Une autre procédure prévue par la loi déterminera ensuite si oui ou non un stockage souterrain sera effectué.
Notre population a donc devant elle des années de réflexions, d’échanges et de recherches. Dans la légitime diversité des opinions, nous invitons fortement chacun à vivre ce temps dans le respect mutuel, le respect de la vie en démocratie et, pour les chrétiens, avec un souci aigu de la charité qui seule édifie. Il y a aussi un enjeu important dans la manière de vivre ensemble ce projet. Car la dignité de l’homme, si elle interroge sur la qualité de l’avenir, demande aussi de vivre dès aujourd’hui dans le plein respect de chacun.
Il convient de rappeler que l’Eglise ne fonctionne pas comme un groupe de pression parmi d’autres. La diversité des opinions des chrétiens sur de tels sujets l’oblige à gérer ses propres différences internes, donc à approfondir sa réflexion. L’Eglise ne raisonne pas comme un groupe clos, elle doit entendre ici des avis diversifiés, au nom du Christ Sauveur de tous les hommes.
Aussi ces « Réflexions éthiques » ne raisonnent pas en « permis et défendu », ce qui serait par trop réducteur. Elles indiquent les conditions d’un avis éthique plus qu’elles ne déclinent un jugement raisonné . Elles laissent à la responsabilité politique la charge de construire une décision qui tienne compte le mieux possible de tous les facteurs indiqués.
Cette approche demande évidemment que la réflexion de chacun puisse être nourrie d’informations fiables, éclairée par des dialogues confiants et accompagnée par ceux qui ont une responsabilité pastorale. En effet,chacun exprime son avis, mais une parole d’Eglise a pour objet de mettre en rapports, en relation, les différents points de vue. Elle aide à ce que les uns se posent les questions des autres, non par une réponse en « oui » ou « non », mais par une recherche commune vers une terre plus humaine.
1- Précisions de vocabulaire
Radioactivité : On entend par radioactivité l’émission de rayonnements liée à la transformation spontanée de certains atomes d’une substance « radioactive ». Cette transformation qui intervient à l’échelle des « noyaux » des atomes se produit de façon aléatoire ; la probabilité pour qu’un atome instable se transforme est toujours la même pour une espèce fixée. Ainsi, le carbone 14 utilisé pour la datation se transforme en azote stable ; la proportion d’atomes instables transformés en une heure est voisine de deux sur cent millions.
On appelle « Période » d’une substance radioactive le temps au bout duquel la moitié de la population initiale d’atomes instables aura été transformée. La période du Carbone 14 est de 5 730 ans. Certaines substances radioactives présentent des transformations successives avant d’atteindre un état stable ; chacune de ces transformations donne lieu à une émission de rayonnement.
Activité : L’activité désigne la quantité d’atomes instables et donc de rayonnement émis par une substance radioactive, par unité de temps. Cette activité décroît progressivement, d’autant plus vite que la période est courte ; par contre l’activité initiale est relativement d’autant plus faible que la période est plus longue.
Irradiation : L’irradiation est l’exposition aux rayonnements émis par une substance radioactive. On caractérise les conséquences de l’irradiation par la quantité d’énergie cédée à un récepteur, certains rayonnements étant beaucoup plus pénétrants et énergiques que d’autres. Une substance initialement non radioactive peut le devenir, sous l’action des neutrons émis par les combustibles nucléaires ; c’est le cas de la majorité des « déchets », dont l’activité décroît plus ou moins rapidement selon leur nature.
2 – Déchets radio-actifs : quelques références pour continuer la recherche
* En matière de droit et de références législatives :
– Rapport sur la gestion des déchets nucléaires à haute activité, Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques. Christian Bataille 1990 (Situation de la question des déchets avec les différents acteurs et les opposants.)
– Sûreté des installations nucléaires en France, Législation et règlementation. Journal officiel, 3ème édition jan. 1995. (Tous les textes de loi régissant les questions du nucléaire y compris les déchets).
– Le Droit de l’environnement – 2ème édition 1991, M. Prieur. (Situer les sources du droit de l’environnement, donner un cadre à toutes les activités humaines).
– Code de l’environnement, protection de la nature, lutte contre les nuisances. Dalloz 1994. (Ensemble des lois régissant les liens à l’environnement).
– Le Droit nucléaire, Jean-Marie Rainaud. Que sais-je ? 1994.
– La protection internationale de l’environnement, Jean-Luc Mathieu. Que sais-je ? 1991 (Situer les grandes convictions et problèmes internationaux liés à l’environnement).
– L’environnement. Jacques Vermi. Que Sais-je ? 1992 (Résume les normes et les textes au sujet des différentes aggressions à l’environnement).
* En matière de données scientifiques et techniques :
– Rapport du groupe de travail sur la gestion des combustibles irradiés. Ministère de la recherche et de l’industrie. Nov. 1998-Déc. 1982 (Rapport Castaing).
– Stockage des déchets radio-actifs en formation géologique, critères techniques de choix de site. Juin 1985-mai 1987. Ministère de l’Industrie (Rapport Goguel).
– Agriculture, environnement et nucléaire : Comment réagir en cas d’accident, FNSEA 1990.
– L’Electricité nucléaire, Rémy Carles. Que sais-je ? 1993.
– Sûreté de l’énergie électronucléaire, Daniel Blanc. Que Sais-je ? 1991.
– Environnement et radio-activité, Colette Chassard-Bouchanel. Que sais-je ? 1993.
– Radio-biologie, Radioprotection, Maurice Tubiana, Michel Bertin. Que sais-je ? 1989.
– Les déchets nucléaires, Jean Teillac. Que sais-je ? 1988.
* En matière d’éthique et de morale :
– Fondements environnementaux et éthiques de l’évacuation géologique AEN,OCQE 1995.
– Pour une éthique de l’énergie nucléaire, Université Catholique de Lyon 1990.
– L’éthique de l’environnement et du développement. H. José-A. Prades. Que sais-je ? 1995.
3 – Loi n° 91 du 30 décembre 1991 relative aux recherches sur la gestion des déchets radioactifs (NOR : INDX9100071L)
L’Assemblée nationale et le Sénat ont adopté,
Le Président de la République promulgue la loi dont la teneur suit :
Art. 1 – La gestion des déchets radioactifs à haute activité et à vie longue doit être assurée dans le respect de la protection de la nature, de l’environnement et de la santé, en prenant en considération les droits des générations futures.
Art. 2 – Il est inséré, après l’article 3 de la loi n° 76-663 du 19 juillet 1976 relative aux installations classées pour la protection de l’environnement, un article 3-1 ainsi rédigé :
Art. 3-1 – Le stockage souterrain en couches géologiques profondes de produits dangereux, de quelque nature qu’ils soient, est soumis à autorisation administrative. Cette autorisation ne peut être accordée ou prolongée que pour une durée limitée et peut en conséquence prévoir les conditions de réversibilité du stockage. Les produits doivent être retirés à l’expiration de l’autorisation.
« Les conditions et garanties selon lesquelles certaines autorisations peuvent être accordées ou prolongées pour une durée illimitée, par dérogation aux dispositions de l’alinéa précédent, seront définies dans une loi ultérieure ».
Art. 3 – Le stockage en France de déchets radioactifs importés, même si leur retraitement a été effectué sur le territoire national, est interdit au-delà des délais techniques imposés par le retraitement.
Art. 4 – Le gouvernement adresse chaque année au Parlement un rapport faisant état de l’avancement des recherches sur la gestion des déchets radioactifs à haute activité et à vie longue et des travaux qui sont menés simultanément pour :
– la recherche de solutions permettant la séparation et la transmutation des éléments radioactifs à vie longue présents dans ces déchets ;
– l’étude des possibilités de stockage réversible ou irréversible dans les formations géologiques profondes, notamment grâce à la réalisation de laboratoires souterrains;
– l’étude de procédés de conditionnement et d’entreposage de longue durée en surface de ces déchets.
Ce rapport fait également état des recherches et des réalisations effectuées à l’étranger.
A l’issue d’une période qui ne pourra excéder quinze ans à compter de la promulgation de la présente loi, le Gouvernement adressera au Parlement un rapport global d’évaluation de ces recherches accompagné d’un projet de loi autorisant, le cas échéant, la création d’un centre de stockage des déchets radioactifs à haute activité et à vie longue et fixant le régime des servitudes et des sujétions afférentes à ce centre.
Le Parlement saisit de ces rapports l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques.
Ces rapports sont rendus publics.
Ils sont établis par une commission nationale d’évaluation, composée de :
– six personnes qualifiées, dont au moins deux experts internationaux, désignées, à parité, par l’Assemblée nationale et par le Sénat, sur proposition de l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques ;
– deux personnalités qualifiées désignées par le Gouvernement, sur proposition du Conseil supérieur de la sûreté et de l’information nucléaires ;
– quatre experts scientifiques désignés par le Gouvernement, sur proposition de l’Académie des sciences.
Art. 5 – Les conditions dans lesquelles sont mis en place et exploités les laboratoires souterrains destinés à étudier les formations géologiques profondes, où seraient susceptibles d’être stockés ou entreposés les déchets radioactifs à haute activité et à vie longue, sont déterminées par les articles 6 à 12 ci-dessous.
Art. 6 – Tout projet d’installation d’un laboratoire souterrain donne lieu, avant tout engagement des travaux de recherche préliminaires, à une concertation avec les élus et les populations des sites concernés, dans des conditions fixées par décret.
Art. 7 – Les travaux de recherche préalables à l’installation des laboratoires sont exécutés dans les conditions prévues par la loi du 29 décembre 1892 sur les dommages causés à la propriété privée par l’exécution des travaux publics.
Art. 8 – Sans préjudice de l’application de la loi n° 76-663 du 19 juillet 1976 relative aux installations classées pour la protection de l’environnement, l’installation et l’exploitation d’un laboratoire souterrain sont subordonnées à une autorisation accordée par décret en Conseil d’Etat, après étude d’impact, avis des conseils municipaux, des conseils généraux et des conseils régionaux intéressés et après enquête publique organisée selon les modalités prévues par la loi n° 83-630 du 12 juillet 1983 relative à la démocratisation des enquêtes publiques et à la protection de l’environnement.
Cette autorisation est assortie d’un cahier des charges.
Le demandeur d’une telle autorisation doit posséder les capacités techniques et financières nécessaires pour mener à bien de telles opérations.
Art. 9 – L’autorisation confère à son titulaire, à l’intérieur d’un périmètre défini par le décret constitutif, le droit exclusif de procéder à des travaux en surface et en sous-sol et celui de disposer des matériaux extraits à l’occasion de ces travaux.
Les propriétaires des terrains situés à l’intérieur de ce périmètre sont indemnisés soit par accord amiable avec le titulaire de l’autorisation, soit comme en matière d’expropriation.
Il peut être procédé, au profit du titulaire de l’autorisation, à l’expropriation pour cause d’utilité publique de tout ou partie de ces terrains.
Art. 10 – Le décret d’autorisation institue en outre, à l’extérieur du périmètre mentionné à l’article précédent, un périmètre de protection dans lequel l’autorité administrative peut interdire ou réglementer les travaux ou les activités qui seraient de nature à compromettre, sur le plan technique, l’installation ou le fonctionnement du laboratoire.
Art. 11 – Des sources radioactives peuvent être temporairement utilisées dans ces laboratoires souterrains en vue de l’expérimentation. Dans ces laboratoires, l’entreposage ou le stockage des déchets radioactifs est interdit.
Art. 12 – Un groupement d’intérêt public peut être constitué, dans les conditions prévues par l’article 21 de la loi n° 82-610 du 15 juillet 1982 d’orientation et de programmation pour la recherche et le développement technologique de la France, en vue de mener des actions d’accompagnement et de gérer des équipements de nature à favoriser et à faciliter l’installation et l’exploitation de chaque laboratoire.
Outre l’Etat et le titulaire de l’autorisation prévue à l’article 8, la région et le département où est situé le puits principal d’accès au laboratoire, les communes dont une partie du territoire est à moins de dix kilomètres de ce puits, ainsi que tout organisme de coopération intercommunale dont l’objectif est de favoriser le développement économique de la zone concernée, peuvent adhérer de plein droit à ce groupement.
Art. 13 – Il est créé, sous le nom d’Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs, un établissement public industriel et commercial, placé sous la tutelle des ministres de l’industrie, de la recherche et de l’environnement.
Cette agence est chargée des opérations de gestion à long terme des déchets radioactifs, et notamment :
– en coopération notamment avec le Commissariat à l’énergie atomique, de participer à la définition et de contribuer aux programmes de recherche et de développement concernant la gestion à long terme des déchets radioactifs ;
– d’assurer la gestion des centres de stockage à long terme soit directement, soit par l’intermédiaire de tiers agissant pour son compte ;
– de concevoir, d’implanter et de réaliser les nouveaux centres de stockage compte-tenu des perspectives à long terme de production et de gestion des déchets et d’effectuer toutes études nécessaires à cette fin, notamment la réalisation et l’exploitation de laboratoires souterrains destinés à l’étude de formations géologiques profondes ;
– de définir, en conformité avec les règles de sûreté, des spécifications de conditionnement et de stockage des déchets radioactifs ;
– de répertorier l’état et la localisation de tous les déchets radioactifs se trouvant sur le territoire national.
Art. 14 – Il est créé, sur le site de chaque laboratoire souterrain, un comité local d’information et de suivi.
Ce comité comprend notamment des représentants de l’Etat, deux députés et deux sénateurs désignés par leur assemblée respective, des élus des collectivités territoriales consultées à l’occasion de l’enquête publique, des membres des associations de protection de l’environnement, des syndicats agricoles, des représentants des organisations professionnelles et des représentants des personnels liés au site ainsi que le titulaire de l’autorisation.
Ce comité est composé pour moitié au moins d’élus des collectivités territoriales consultées à l’occasion de l’enquête publique. Il est présidé par le préfet du département où est implanté le laboratoire.
Le comité se réunit au moins deux fois par an. Il est informé des objectifs du programme, de la nature des travaux et des résultats obtenus. Il peut saisir la commission nationale d’évaluation visée à l’article 4.
Le comité est consulté sur toutes questions relatives au fonctionnement du laboratoire ayant des incidences sur l’environnement et le voisinage. Il peut faire procéder à des auditions ou des contre-expertises par des laboratoires agréés.
Les frais d’établissement et le fonctionnement du comité local d’information et le suivi sont pris en charge par le groupement prévu à l’article 12.
Art. 15 – Un décret en Conseil d’Etat fixe en tant que de besoin les modalités d’application de la présente loi. La présente loi sera exécutée comme loi de l’Etat.
Fait à Paris, le 30 décembre 1991
François Mitterrand
Par le Président de la République :
le premier ministre,
Edith Cresson
Le ministre d’Etat,
ministre de l’économie des finances et du budget,
Pierre Bérégovoy
Le ministre d’Etat, ministre de la fonction publique
et de la modernisation de l’administration,
Jean-Pierre Soisson
Le ministre de la recherche et de la technologie,
Hubert Curien
Le ministre de l’environnement,
Brice Lalonde
Le ministre délégué au budget,
Michel Charasse
Le ministre délégué à l’industrie
et au commerce extérieur,
Dominique Strauss-Kahn.