Cent ans… et toutes ses dents

Extrait d’une intéressante conférence donnée par Frédéric Rognon, professeur de philosophie à la Faculté de théologie protestante de l’Université de Strasbourg à l’occasion du 100è anniversaire de la naissance de Jacques Ellul (1912-1994), un des inspirateurs des mouvements écologistes français. Une occasion de redécouvrir les intuitions lumineuses de cet intellectuel et de ce croyant rebelle.

(Engagé dans la Résistance, minoritaire dans la minorité protestante, fondateur d’un club de prévention de la délinquance, Jacques Ellul avait aussi) un engagement écologiste, loin des partis mais dans le cadre d’une résistance régionale aux projets de ‘développement’ – c’est-à-dire de bétonnage- de la côte d’Aquitaine. On lui doit deux formules qui ont connu par la suite un certain succès : ‘On ne peut concevoir un développement infini dans un monde fini » et ‘penser globalement, agir localement’. (…)

Jacques Ellul montre que le facteur décisif de notre société n’est ni l’économie ni la politique mais la technique : ce primat absolu de l’efficacité et de la puissance façonne tous les autres aspects de notre vie quotidienne ; or la technique n’est plus aujourd’hui un ensemble d’outils au service de l’homme, elle constitue un système clos lancé dans une croissance exponentielle que l’homme ne maîtrise plus ; pire, il l’a sacralisée, et la sert avec dévotion. Si la technique, devenue autonome, a échappé au contrôle des hommes, cela ne peut qu’engendrer des catastrophes imprévisibles, non pas parce que la technique serait intrinsèquement mauvaise, mais parce qu’elle ne peut être qu’ambivalente, ses effets positifs ne pouvant être dissociés de ses retombées funestes. Pour supporter ces mutations inouïes de son mode de vie, l’homme moderne a besoin de ‘propagande sociologique’, d’un flot ininterrompu de clips, d’images et de musiques, abrutissantes qui le laissent subjugué, hébété, éclaté, loin de lui-même. (…)

Si nous sommes en Christ, nous pouvons continuer à vivre au cœur de cette société technicienne, mais en cessant d’idolâtrer, et donc en profanant le sacré technicien : nous pouvons utiliser les outils en les mettant à notre service, au lieu de les servir, et en nous passant de ceux qui ne sont pas utiles. Le chrétien est appelé par son espérance qui va au-delà de ce monde, à ne placer aucun espoir dans ce monde, et cependant (et de ce fait même) à s’y engager pleinement, une fois qu’il en sera pleinement dégagé. Ainsi Jacques Ellul distingue-t-il nettement ‘espoir’ et ‘espérance’. C’est précisément lorsque tout espoir est perdu que surgit l’espérance, qui nous engage à résister par une présence spécifiquement chrétienne parmi nos contemporains : sel de la terre, levain dans la pâte.

Aux yeux de Jacques Ellul, (…) ce qui distingue un chrétien d’un non-chrétien ce n’est pas le salut (qui est universel sinon l’oeuvre du Christ aurait été vaine), mais la liberté. Charge plutôt que privilège, cette liberté se manifeste essentiellement par un certain style de vie, qui témoigne de la foi et de l’espérance : un style de vie qui restaure les fins, dans une société où tout est devenu moyen, et un style de vie consiste à être plutôt qu’à agir.

Ethique de la liberté et de la profanation des idoles, l’éthique chrétienne est aussi une éthique de la non-puissance. A l’image du Christ qui, dans les récits de la tentation, a renoncé à ce à quoi il pouvait prétendre, le chrétien est appelé à ne pas faire toute ce qu’il pourrait faire, à ne pas entrer dans toutes les voies que la société technicienne lui présente comme légitimes et désirables. Soumis comme tous les hommes aux injonctions permanentes de ‘faire toute ce que l’on peut faire’, celui qui est libéré en Christ est d’abord libéré de cette tentation; et la non-puissance qui va radicalement à l’encontre des tendances et des déterminations sociales, s’avère être le levier le plus incisif d’une attitude réellement révolutionnaire.

(…) Tout se passe comme si les chrétiens, à l’instar d’un caméléon, voulaient se fondre dans le monde pour faire oublier leur spécificité. Face au scandale de cette subversion de la subversion, Jacques Ellul propose une explication : l’Evangile est tellement corrosif qu’il est intolérable pour tout groupe social, et même pour notre psychisme. ce n’est que par grâce que nous pouvons le recevoir. Heureusement, à chaque génération, il y a eu un homme ou une femme, qu’il qualifie de ‘phare’, qui a su se lever pour revenir au véritable christianisme, qui a opéré en quelque sorte une ‘subversion de la subversion de la subversion’… ce qui a permis au pur Evangile de parvenir jusqu’à nous. (…)

Documentation catholique, 1er avril 2012, n° 2487, p. 338-340.

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