
Le journal Libération propose un essai d’ « analyse » politique de la reprise du thème de l’écologie intégrale par les « droites dures » du pays. Un bel exercice de style aussi confus qu’orienté. Et tant pis pour les nuances.
L’article du journaliste Simon Blin, évidemment, suit une certaine grille de lecture. Celle-ci considère d’emblée que l’usage de l‘expression « écologie intégrale » suffit à tracer des filiations idéologiques douteuses. Celles qui fricotent avec des visions intégristes et intégralises de la religion et de la société. Voici quelques extraits librement commentés
On avait pris l’habitude de voir le Rassemblement national (RN) imposer ses mots et ses sujets (sécurité, immigration, terrorisme) dans le débat public. Le voici qui s’aventure sur un terrain qui n’est pas le sien : «l’écologie politique». Sa présidente, Marine Le Pen, présentait lundi 15 avril le «manifeste» européen de RN en vue des élections de mai. Résultat : un nouveau slogan, «Priorité au local avant le global», un texte qui appelle à l’émergence d’une «civilisation écologique européenne». Et les principes d’une écologie politique nationaliste : «localiste» et «enracinée», à rebours de l’«idéologie du nomadisme»,«hors-sol»pour bobos «mondialistes, globalistes» et «sans-frontiéristes».
Si la reprise de ce thème par le RN semble récente, l’existence d’une idéologie nationaliste sur l’écologie est tristement ancienne, comme beaucoup de pourfendeurs de l’écologie politique l’ont souvent souligné.. Rien de neuf sous le soleil donc…
Les Français d’abord, la planète ensuite. Nouveau mantra pour une écologie d’extrême droite ? Pour comprendre ce twist écolo, un concept-clé : l’«écologie intégrale». La présidente du RN ne le dit pas comme cela mais tout dans le nouveau discours de son parti fait écho à cette notion à la croisée du souci de l’identité française et de la préservation de l’écosystème.
Ah, là quand même l’exercice du journaliste frôle le grand écart : Marine Le Pen n’utilise pas l’expression « écologie intégrale » (ça lui ferait mal d’avoir l’air d’être du côté du pape François pour le coup…), mais c’est tout comme, selon l’article ! Et de rappeler dans la suite de l’article que « l’écologisme intégral » existait déjà dans les milieux nationalistes, tout en le rapprochant de toute idée « intégrale » comme celle du « nationalisme intégral » de Charles Maurras. Mais l’usage d’un même adjectif justifie-t-il n’importe quelle filiation intellectuelle ? C’est bien possible, selon cet article. Car intégral = intégriste = intégraliste. Il suffisait d’y penser.
Du coup, le moindre mouvement, le moindre journal qui fait référence à l’écologie intégrale est donc, plus ou moins lointainement, soupçonné d’accointances maurassiennes et autres. Par exemple, la revue Limite, qui, décidément, défrise les intellectuels parisiens de tout bord (Le Monde, Libération etc.), dérange par sa liberté de ton et son appropriation des lignes de l’encyclique Laudato si et la doctrine sociale de l’Eglise. Dont le concept de l’écologie intégrale du pape François, dont la réflexion n’a pourtant rien à voir avec les noeuds au cerveau des milieux nationalistes français ou italiens. On sent certes le journaliste un peu perdu dans son analyse, en réduisant tout partisan de l’écologie intégrale à des « néotradis », oxymore délicieusement bête :
La jeune garde de Limite joue des codes hédonistes de la contre-culture des années 60 et manipule des références philosophiques et littéraires éclectiques : Bernanos, Debord, Pasolini, Orwell, Ellul, Latouche ou encore Simone Veil. Un comble pour ces néotradis en guerre contre la marchandisation des corps et «la dictature de la médecine sur les femmes».
Plus sulfureux encore, le royaliste Jacques de Guillebon a également participé à la création de Limite. Personnage incontournable dans l’entourage de Marion Maréchal, le journaliste pour qui l’homosexualité est un «désordre mental» a ensuite cofondé le magazine ultraréac l’Incorrect ainsi que l’Issep à Lyon, école destinée à former la future élite de l’extrême droite française. De quoi présager un débouché politique à l’écologie intégrale version catho ?
L’exercice « sulfureux » qui consiste à démonter la réputation de tel ou tel personnage est évidemment tentant. Sans nul doute de Guillebon est un personnage complexe et critiquable par certains aspects. Mais ses choix entachent-ils tout ce qu’il touche ? Pourtant, n’a-t-il pas aussi collaboré pendant un temps au magazine chrétien de gauche Témoignage chrétien et aussi au magazine La Vie (qui appartient au groupe du journal Le Monde) ?
Voilà comment en quelques lignes, on décrédibilise l’éclectisme intellectuel des uns et les filiations politiques des autres dans un même geste. La volonté est donc bien ici de trouver des « preuves » du crime qui se joue ici :
Preuve que l’écologie intégrale se situe au cœur de la recomposition idéologique des droites dures, le concept ressurgit une première fois en 2000 dans un manifeste du Groupement de recherche et d’études pour la civilisation européenne (Grece), cercle de pensée aussi connu sous le nom de «Nouvelle Droite», rédigé par le philosophe Alain de Benoist et l’essayiste Charles Champetier. Contre la «démonie productiviste», le Grece prend également position pour une «écologie intégrale» qui «doit en appeler au dépassement de l’anthropocentrisme moderne et à la conscience d’une co-appartenance de l’homme et du cosmos».
Du coup, la thèse du journaliste est que l’écologie intégrale devient une espèce de passerelle bienvenue entre catholiques intégristes (appelons les choses comme elles sont) et mouvements néo-païens.
Et puis, voilà le pape François. Il ne manquait plus que lui ! Un pape qui ne fait pas trop peur d’ordinaire à Libération (quoique…) Mais quatre ans après, le journaliste se rappelle que l’Eglise catholique parle, elle aussi, d‘écologie intégrale.
Même le pape François s’est mis à l’écologie intégrale. Notion qu’il cite abondamment dans son encyclique Laudato si’ («loué sois-tu») de 2015 «sur la sauvegarde de la maison commune», afin d’articuler la crise climatique et les inégalités sociales. Une version rafraîchie de la doctrine sociale de l’Eglise et des précédents discours des papes Jean Paul II et Benoît VI sur l’«écologie humaine». «Il s’agit d’un « anthropocentrisme catholique » où l’homme est le gardien de la création de Dieu, la Nature, et doit la protéger pour la restituer telle quelle», explique Ludovic Bertina, sociologue à l’IMT Atlantique (programme transition énergétique et sociétale) et auteur d’une thèse sur «l’Appropriation du référent écologiste par le catholicisme en France».
NDLR : Après vérification, cette thèse « La « conversion » écologiste de l’Eglise catholique en France : sociologie politique de l’appropriation du référent écologiste par une institution religieuse » a bien été soutenue en 2017 à l’EPHE. Une intervention en 2013, au congrès de l’Association française de sociologie à Nantes (réseau thématique Sociologie et religion) portait aussi sur ce sujet (« L’appropriation du référent écologiste par l’Eglise catholique: Une stratégie d’accommodement.») Le blog E&E reviendra dans un prochain article sur le travail de recherche de Ludovic Bertina.
A noter que le texte de l’encyclique, au n°69 où, évoque un texte des évêques allemands et le catéchisme de l’Eglise catholique, pour dire la valeur de toute créature et la dérive que représente un anthropocentrisme tyrannique.
Bref. Ce serait donc ce texte du pape argentin qui procurerait un écran de fumée aux « néo-tradis » de l’ombre qui écrivent à Limite. Le sociologue sollicité laissant entendre que, forcément, leur discours ne relève que de « langage pseudo-scientifique » (ben oui, les cathos n’y connaissent rien en science depuis l’affaire Galilée, puisqu’on vous le dit).
Une aubaine pour la jeune garde de Limite qui s’accapare le concept pour diluer ses valeurs morales dans un écologisme promouvant les circuits courts et la permaculture. «En utilisant le terme d’ »écologie intégrale’’, ils parviennent à toucher une catégorie de la population qui n’aurait pas été sensible au langage de la théologie chrétienne, explique Bertina. Pour convaincre, ils emploient un langage pseudo-scientifique porté sur la protection de la nature.» En ligne de mire : les catholiques d’«ouverture», moins intransigeants sur la famille ou les questions de bioéthique, et plus attentifs au respect de la dignité des êtres humains en général. L’écologie intégrale, du greenwashing pour intégristes ? Ce mode de pensée n’est, en tout cas, pas étranger à la croisade «antigenre» orchestrée par des groupes catholiques depuis les années 90, en France et en Italie notamment, afin de réaffirmer l’«ordre naturel» de la sexualité.
CQFD. On aime bien dénoncer tous les greenwashing à Libé, et on en profite pour laisser entendre qu’il faut bien faire un lien entre protection de l’environnement des néotradis et la « croisade antigenre » des groupuscules français et italiens en tout genre.
Les tentatives de rapprochement de cette nouvelle cathosphère verte avec des militants écologistes radicaux et anticapitalistes à Notre-Dame-des-Landes ou au barrage de Sivens lui valent également le surnom de «zadistes de droite». En 2017, Limite ouvre même ses portes à l’ex-militant du Larzac et député européen José Bové, ouvertement opposé à la PMA, qu’il compare dans les pages de la revue à l’eugénisme. Décidément plus identitaires qu’écolos, ces militants se font surtout remarquer pour leur acharnement contre les «dérives» du libéralisme culturel, reprenant les thèses du philosophe Jean-Claude Michéa, populiste revendiqué et ennemi du libéralisme économique et culturel, dont les essais très critiques envers la pensée de Mai 68 et le progressisme en général, nourrissent la réacosphère intello. Et laissent entrevoir plusieurs sensibilités sur le versant économique.
Le reste de l’article dénonce donc ce « conservatisme de troisième voie », quand même gentillement qualifié de « compassionnel » mais « à la posture anti-libérale mais qui s’accommode, en réalité, d’une ligne conservatrice libérale. »
Juste avant de revenir aux chères têtes blondes du RN
Qu’elle soit néopaïenne et aux revendications populaires tendance Nouvelle Droite ou catho-tradi, plus élitiste, version Limite, l’écologie intégrale converge, in fine, vers la stricte défense de l’identité française et du national-conservatisme, allergique, dans les deux cas, à l’appel de l’égalité et de l’émancipation des individus, pensé par les Lumières.
Mais que faire alors du philosophe de gauche Dominique Bourg et de l’ancienne ministre Delphine Batho qui assument eux aussi de parler d’écologie intégrale ? Le journaliste ne répond pas vraiment. A moins qu’il faille simplement reconnaître, au terme de cette brillante analyse aussi idéologique que confuse et rapide, que l’expression « écologie intégrale » est simplement polysémique, voire possiblement utilisable sans « coloration idéologique précise ».
Tout ça pour ça ?
E&E
Source : Article Libération de Simon Blin – 5 mai 2019
Bonjour Dominique,
Je me permets de répondre, car j’ai toujours apprécié ce blog pour la qualité des informations sur l’actualité des christianismes concernant l’écologie.
Etant le sociologue dont vous parlez dans cet article, je précise que j’ai bien réalisé une thèse sur l’écologie et le catholicisme intitulé : « La « conversion » écologiste de l’Eglise catholique en France : sociologie politique de l’appropriation du référent écologiste par une institution religieuse. » Cette thèse a été soutenue en 2017 à l’EPHE. Il n’y a donc pas d’erreur dans l’article de Libération à ce sujet.
Par ailleurs, je précise qu’en acceptant d’être cité dans cet article, j’ai veillé à distinguer, lors de mon entretien avec le journaliste, l’écologie chrétienne des courants écologistes d’extrême droite. J’ai insisté également sur toute la diversité des courants écologistes chrétiens. Et j’ai donné quelques références pour que le journaliste puisse approfondir les relations existantes entre ces deux courants, sujet dont je ne suis moi-même pas spécialiste.
Dans l’ensemble de mes travaux, il y a peut-être des banalités, ou du moins des choses connus de tous. Je défends notamment l’idée qu’en dépit de quelques références à la valeur intrinsèque des créatures dans Laudato Si, le pape François continue à défendre un anthropocentrisme chrétien (qui est à distinguer de l’antropocentrisme moderne ou tyrannique comme vous le dites). Je vous invite à consulter ma thèse en libre accès (http://www.theses.fr/2017PSLEP023) pour trouver les arguments qui me poussent à dire cela. Mais je conçois tout à fait qu’il puisse y avoir débat.
Autrement, j’ai publié de nombreux articles sur les catholiques et l’écologie, issus de mes six années d’enquête. Ils sont tous consultables en libre accès à cet adresse : https://imt-atlantique.academia.edu/LudovicBertina
Je serai ravis que ces travaux suscitent le débat. En tout cas, je préférerai que l’on juge de la qualité de mes travaux sur cette base plutôt que sur celles de citations.
Bien cordialement,
Ludovic Bertina
Connaissant Ludovic et la qualité de ses travaux, je l’approuve. Par contre, je te suis Dominique sur ton analyse de l’article de libé. Bien à toi.
Fabien Revol.