Depuis le début de son pontificat, le pape François s’adresse régulièrement aux « mouvements populaires » qui sont, pour lui, le lieu même d’où peuvent repartir les renouveaux les plus profonds pour nos sociétés. V
Voici sa dernière lettre, datée du 12 avril, qui évoque notamment la question du « revenu universel »… Avec le commentaire subjectif de E&E
Aux frères et aux sœurs des mouvements et organisations populaires, chers amis,
Je pense souvent à nos rencontres : deux au Vatican et une à Santa Cruz de la Sierra et je vous avoue que ce « souvenir » me fait du bien, me rapproche de vous, me fait repenser à tant de discussions partagées durant ces rencontres et aux nombreux projets qui en sont nés et y ont mûri, et dont beaucoup sont devenus réalité. Aujourd’hui, en pleine pandémie, je pense particulièrement à vous et je tiens à vous dire que je suis à vos côtés.
En ces jours de grande angoisse et de difficultés, nombreux sont ceux qui ont parlé de la pandémie dont nous souffrons en utilisant des métaphores guerrières. Si la lutte contre le Covid-19 est une guerre, alors vous êtes une véritable armée invisible qui combat dans les tranchées les plus périlleuses. Une armée sans autres armes que la solidarité, l’espoir et le sens de la communauté qui renaissent en ces jours où personne ne peut s’en sortir seul. Vous êtes pour moi, comme je vous l’ai dit lors de nos rencontres, de véritables poètes sociaux qui, depuis les périphéries oubliées, apportent des solutions dignes aux problèmes les plus graves de ceux qui sont exclus.
E&E : le pape fait écho à ce « langage guerrier » qu’utilisent certains dirigeants pour parler de la pandémie. Il renverse ensuite la conséquence en montrant que dans une guerre ce sont d’abord les soldats en première ligne, « dans les tranchées les plus périlleuses » qui sont d’abord exposés et essentiels. Pour lui, les armes à utiliser sont celles de la « la solidarité, l’espoir et le sens de la communauté » qui ont une fonction de créativité sociale dans les tissus périphériques.
Je sais que très souvent vous n’êtes pas reconnus comme il se doit, car dans ce système vous êtes véritablement invisibles. Les solutions prônées par le marché n’atteignent pas les périphéries, pas plus que la présence protectrice de l’État. Vous n’avez pas non plus les ressources nécessaires pour remplir sa fonction. Vous êtes considérés avec méfiance parce que vous dépassez la simple philanthropie à travers l’organisation communautaire, ou parce que vous revendiquez vos droits au lieu de vous résigner et d’attendre que tombent les miettes de ceux qui détiennent le pouvoir économique. Vous éprouvez souvent de la colère et de l’impuissance face aux inégalités qui persistent, même lorsqu’il n’y a plus d’excuses pour maintenir les privilèges. Toutefois, vous ne vous renfermez pas dans la plainte : vous retroussez vos manches et vous continuez à travailler pour vos familles, pour vos quartiers, pour le bien commun. Votre attitude m’aide, m’interroge et m’apprend beaucoup.
E&E : Le pape souligne à nouveau, comme il l’a fait dans les rencontres précédentes, la spécificité des « mouvements populaires » : invisibles, organisés en communauté, ne mendiant pas les aides mais revendiquant la justice sociale, tout en travaillant sur le terrain sans attendre.
Je pense aux personnes, surtout des femmes, qui multiplient le pain dans les cantines communautaires, en préparant avec deux oignons et un paquet de riz un délicieux ragoût pour des centaines d’enfants ; je pense aux malades, je pense aux personnes âgées. Les grands médias les ignorent. Pas plus qu’on ne parle des paysans ou des petits agriculteurs qui continuent à travailler pour produire de la nourriture sans détruire la nature, sans l’accaparer ni spéculer avec les besoins du peuple. Je veux que vous sachiez que notre Père céleste vous regarde, vous apprécie, vous reconnaît et vous soutient dans votre choix.
E&E : le travail des gens simples, qui n’ont pas beaucoup de moyens, mais qui se mettent au service, est extraordinaire. Une manière d’être au monde qui ne reproduit pas les postures prédatrices des grands acteurs…
Comme il est difficile de rester chez soi pour ceux qui vivent dans un petit logement précaire ou qui sont directement sans toit. Comme cela est difficile pour les migrants, pour les personnes privées de liberté ou pour celles qui se soignent d’une addiction. Vous êtes là, physiquement présents auprès d’eux, pour rendre les choses plus faciles et moins douloureuses. Je vous félicite et je vous remercie de tout mon cœur. J’espère que les gouvernements comprendront que les paradigmes technocratiques (qu’ils soient étatistes ou fondés sur le marché) ne suffisent pas pour affronter cette crise, ni d’ailleurs les autres grands problèmes de l’humanité. Aujourd’hui plus que jamais, ce sont les personnes, les communautés, les peuples qui doivent être au centre de tout, unis pour soigner, pour sauvegarder, pour partager.
E&E : le texte évoque ces fameux « paradigmes » qui étaient déjà dénoncés dans l’encyclique Laudato si. Ce qui doit faire face à ces « systèmes », c’est la réalité de l’humain à ses différentes échelles : personnelle, communautaire, populaire. Une bonne grille de lecture et d’action
Je sais que vous avez été privés des bénéfices de la mondialisation. Vous ne jouissez pas de ces plaisirs superficiels qui anesthésient tant de consciences. Et pourtant, vous en subissez toujours les préjudices. Les maux qui affligent tout un chacun vous frappent doublement. Beaucoup d’entre vous vivent au jour le jour sans aucune garantie juridique pour vous protéger. Les vendeurs ambulants, les recycleurs, les forains, les petits paysans, les bâtisseurs, les couturiers, ceux qui accomplissent différents travaux de soins. Vous, les travailleurs informels, indépendants ou de l’économie populaire, n’avez pas de salaire fixe pour résister à ce moment… et les quarantaines vous deviennent insupportables. Sans doute est-il temps de penser à un salaire universel qui reconnaisse et rende leur dignité aux nobles tâches irremplaçables que vous effectuez, un salaire capable de garantir et de faire de ce slogan, si humain et chrétien, une réalité : pas de travailleur sans droits.
E&E : en rappelant la liste de ces « invisibles » qui souffrent directement de la mondialisation et désormais de la quarantaine, (comme il l’avait fait en Bolivie), chacun est invité à regarder autour de lui pour les reconnaître. Il reprend à son compte plusieurs revendications sociales de plus en plus claires : la dignité d’une vie préservée par un revenu minimum universel, et le respect des droits des travailleurs…
Je voudrais aussi vous inviter à penser à « l’après », car cette tourmente va s’achever et ses graves conséquences se font déjà sentir. Vous ne vivez pas dans l’improvisation, vous avez une culture, une méthodologie, mais surtout la sagesse pétrie du ressenti de la souffrance de l’autre comme la vôtre. Je veux que nous pensions au projet de développement humain intégral auquel nous aspirons, fondé sur le rôle central des peuples dans toute leur diversité et sur l’accès universel aux trois T que vous défendez : terre, toit et travail. J’espère que cette période de danger nous fera abandonner le pilotage automatique, secouera nos consciences endormies et permettra une conversion humaniste et écologique pour mettre fin à l’idolâtrie de l’argent et pour placer la dignité et la vie au centre de l’existence. Notre civilisation, si compétitive et individualiste, avec ses rythmes frénétiques de production et de consommation, ses luxes excessifs et des profits démesurés pour quelques-uns, doit être freinée, se repenser, se régénérer. Vous êtes des bâtisseurs indispensables à ce changement inéluctable. Je dirais même plus, vous avez une voix qualifiée pour témoigner que cela est possible. Vous connaissez bien les crises et les privations… que vous parvenez à transformer avec pudeur, dignité, engagement, effort et solidarité, en promesse de vie pour vos familles et vos communautés.
E&E : dans ce paragraphe se concentre l’essentiel des messages que le pape répète au fil de ses rencontres avec les mouvements populaires et qui sont une expression simple de ce que dit l’encyclique Laudato si avec plus d’ampleur : partir de la sagesse de ceux luttent pour vivre ; honorer les droits fondamentaux : accès à la terre, à un chez soi et à un travail digne ; avec un processus de décroissance chrétienne tout à fait assumée : freiner, se repenser, se régénérer !!
Continuez à lutter et à prendre soin de chacun de vous comme des frères et sœurs. Je prie pour vous, je prie avec vous et je demande à Dieu, notre Père, de vous bénir, de vous combler de son amour et de vous protéger sur ce chemin, en vous donnant la force qui nous permet de rester debout et qui ne nous déçoit pas : l’espoir. Veuillez aussi prier pour moi, car j’en ai besoin.Fraternellement.
Texte original italien dans l’Osservatore Romano des 14-15 avril 2020
En France ou en Europe, quels mouvements peuvent être considérés comme mouvements populaires ? Ceux d’action catholique ? Est-ce qu’il y en a d’autres ?
Salut Hélène, dans les rencontres précédentes il y avait des mouvements cathos et de la société civile… syndicalistes d’éboueurs, associatons de quartiers, projets de développement local etc…