CANADA – De l’érable à l’humain, parcours d’écologiste

Pierre Dansereau (1911-2011) n’est pas très connu en France. Mais au Canada, ce scientifique, mort il y a 10 ans, le 28 septembre 2011 presque centenaire, reste une grande figure de la prise de conscience écologique, ayant consacré plus de 60 ans à la botanique et à l’étude des relations de l’être humain avec son milieu.

Après avoir étudié l’agronomie à Oka, (l’Institut agricole d’Oka est fondé en 1893, sous le nom d’École d’Agriculture d’Oka, par des Trappistes venu de Bellefontaine en France), il obtient un baccalauréat en science agricole de l’Université de Montréal en 1936. Il deviendra botaniste, notamment à Montréal, collaborant avec le F. Marie Victorin, une autre grande figure de chrétien scientifique, fondateur du jardin botanique de la ville.

A ses côtés, Dansereau apprend le travail de terrain qu’il pratiquera sans cesse, au point d’être surnommé « l’écologiste aux pieds nus ». En 1957, son Biogeography, an ecological perspective révolutionne la science environnementale et fait entrer les sciences humaines dans le champ écologique scientifique. Il poursuit sa carrière dans de nombreuses institutions universitaires, à Montréal, au Michigan et à New York, accumulant près de 600 publications scientifiques.

Dès les années 1960, le scientifique repère des évolutions sur le terrain, évoquant un réchauffement en cours. L’homme a aussi définit des concepts prometteurs dont celui de « joyeuse austérité » qui ressemble, à s’y méprendre à celui de sobriété heureuse.

Dans un article de 2004, le scientifique témoignait de son parcours et aussi de son rapport à sa foi chrétienne, assez typique d’une génération qui a traversé le XXe siècle dans un contexte canadien.

Il faut dire que huit années d’internat (chez les jésuites) a pu laisser des souvenirs mitigés. S’il parle lui même de « purgatoire », il raconte y avoir fait aussi de très belles rencontres, notamment un professeur de littérature qui lui a donné le gout des méthodes pédagogiques.

Devenu scientfique, raconte-t-il, son passage en France lui a permis de développer son goût de la peinture, mais l’a conforté aussi à poursuivre l’oeuvre du F. Marie Victorin. En France, « l’écologie existait si peu qu’il n’y avait pas d’universités françaises qui l’admettaient. Le professeur Braun-Blanquet la pratiquait à la Station internationale de géo-botanique méditerranéenne et alpine – SIGMA; mais il n’était pas reconnu, il n’avait pas le droit de prendre des étudiants en doctorat. » Son doctorat, il le passera du coup en Suisse, avant de rejoindre Braun-Blanquet pour faire de l’écologie scientifique de terrain. Revenu au Canada, il devient chercheur, travaillant notamment sur la « phytosociologie de l’érablière », un domaine de la « sociologie végétale » qui n’était pas présent dans le monde universitaire canadien, et avec une approche écologique absente du monde universitaire nord-américain. « Je me trouvais ainsi sur une marge du progrès scientifique mais potentiellement en position d’inventer quelque chose. »

 » Ma plus grande préoccupation, pendant les années 1940 et 1950, était l’excès d’intérêt donné à la composition – la présence de telle ou telle espèce, qui est un indicateur d’humidité, d’acidité et de bien d’autres choses – et pas assez de description de la biomasse, de la masse végétale. Qu’est-ce qu’une forêt ? Je me suis aperçu que personne ne pouvait définir ce qu’était une forêt ; c’est d’abord un arbre, or on ne savait pas ce qu’était un arbre et on ne le sait toujours pas, il n’y a pas de définition scientifique. Une forêt d’érables, une forêt de chênes, une forêt de sapins, ce sont des assemblages et des biomasses complètement différents par leur texture, par leur forme, par leur fonction. Alors, j’ai proposé un répertoire de formes et de fonctions, d’associations de stratifications, de périodicités, qui nous donne une meilleure chance d’évaluer, de quantifier le potentiel d’une forêt d’érables comparée à une forêt de sapins ou de pins. »

L’ouvrage Biogeography, de 1957, rassemble ce travail.

« Il a été le compendium en quelque sorte de mes acquisitions et de mes petites inventions, C’était le seul traité de biogéographie qui faisait une place à l’homme, « naturel » en ce temps-là signifiant « absence de l’homme ». Moi, évidemment, je n’acceptais pas cette limitation. Je me demandais : « Est ce que tout ce que l’on a découvert sur le dynamisme des écosystèmes dits “naturels” s’applique à des espaces de pâturages, à des espaces agricoles, industriels, urbains, inter-spatiaux ? » Pour moi c’était : « Oui. » »

Du coup, l’homme commence à faire des parallèles entre des processus naturels et des phénomènes humains (transitions sociales, par exemple etc.). L’écologie environnementale rencontre l’écologie humaine.

Et voici quelques autres extraits de cet entretien

Cette conversion a été accentuée par ma nomination à New York en 1961, comme sous-directeur du Jardin botanique de New York. J’assistais assez souvent à des réunions du conseil d’administration, lequel se composait des millionnaires de Wall Street et de leurs femmes de Park Avenue. À l’occasion d’un symposium sur les fleurs de l’Amérique du Nord, elles ont invité à déjeuner les scientifiques et une fois sortis sur le balcon, je leur ai dit : « Mesdames, les fleurs, on ne les voit pas. Qu’est-ce qu’on voit ? La pollution, la criminalité, le changement social, une écologie désastreuse… » et j’ai réussi à les convaincre de laisser tomber les fleurs, qui étaient en bonnes mains par ailleurs, pour organiser un colloque réunissant des écologistes de toutes sortes – microbiologistes, forestiers ou autres – et des présidents ou vice-présidents de compagnies, des directeurs de musées, des politiciens, des décideurs de tout acabit, dans un esprit, non pas de confrontation mais de collaboration. Il s’agissait de voir quel était l’état de la terre, de l’air, de l’eau dans la mégalopole. On a publié un livre, Challenge for survival. Cette initiative m’a réellement convaincu que je devais étudier les applications, les méthodes, les processus de l’écologie tels qu’ils se révèlent dans la vie animale, végétale mais aussi humaine.

Pour moi, en effet, le terrain est toujours dans une immersion physique et sensorielle, une confiance qu’il faut donner au corps. Lorsque j’ai débuté, les physiciens s’immergeaient dans les recherches nucléaires, les biologistes développaient la biologie moléculaire – ce sont les deux plus grandes découvertes du siècle dernier, nul ne songerait à le nier – seulement, ces recherches de pointe monopolisaient les crédits et l’attention des étudiants, nous allions à contre-courant en soulignant l’importance du « terrain ». Je ne nie pas un instant les grands bénéfices à tirer de l’Internet et des nouveaux moyens de détection à notre disposition, à commencer par les satellites. Mais être sur place, respirer, sentir, voir, toucher ce qui nous entoure est irremplaçable, nous avons besoin de l’odorat, du toucher, de la vision.

Ça remonte à mon enfance, exceptionnellement heureuse, qui m’a donné pour le restant de mes jours la confiance qui me permet d’être indifférent aux approbations, qui ne viennent pas très vite ! C’était en Gaspésie, à l’âge de 5 ans, 6 ans. Je me roulais dans les cailloux, je courais sur la plage pour m’envoler comme les goélands. J’ai toujours fait cela. Et quand j’ai été confronté aux exigences de la science, à l’austérité de la science – certains de mes professeurs avaient l’air de me dire : «Ne vous roulez pas dans la boue, ne vous roulez pas parmi les plantes, ne prenez pas trop de plaisir à la beauté des choses, ce n’est pas ça la mission du scientifique ; la mission du scientifique, c’est non pas d’aimer les fleurs mais de les décrire adéquatement, d’apprendre à les nommer, de savoir qui les a découvertes, qui a observé que la violette pouvait projeter ses graines ? etc. »Moi je veux voir la violette, projeter ses graines, je veux y toucher, je veux voir jusqu’où ça va. Et surtout, peut-être, le besoin que j’ai toujours eu et qui me sert assez bien actuellement, c’est celui de la continuité, de ne pas dire que tout ce qui est passé avant ne compte plus. Au contraire, on bâtit, for better or for worst, sur le passé ; on est qui on a été et, si on espère s’enrichir, ce n’est pas en détruisant ce qu’on a acquis. (…)

La présence de l’autre est à la fois une contradiction et un enrichissement. Ça commence d’ailleurs avec l’étude des plantes. J’ai fait ma thèse sur ces plantes admirables que sont les cistes de la garrigue méditerranéenne. Je me suis appliqué à mesurer des milliers et des milliers de feuilles, pour voir le degré de pubescence, la coloration des fleurs à l’intérieur d’une espèce, entre deux espèces. Est-ce que cette différence est assez grande pour qu’on en fasse une variété, ou seulement une forme ? Une variété, ou encore une nouvelle espèce ? Quel est l’ordre de grandeur dans lequel on travaille ? Qu’est-ce qui ne frappe pas l’œil à première vue ? Il faut d’abord physiquement se pencher sur son sujet. J’avais fait une promenade avec deux charmantes religieuses dans une forêt et il y avait des euphraises. Je me suis mis à genoux pour les cueillir et sœur Sainte Catherine a dit : «Oh! Il faut y apporter une grande dévotion ! » C’était juste ! J’éprouvais une certaine dévotion pour cette plante toute petite que j’allais voir d’assez près pour distinguer les rayures violettes qu’il y avait sur la corolle blanche. Et puis celle-ci, qui avait plus de rayures : est-ce que c’était une autre espèce ? Cet engagement vis-à-vis de ce qu’on appelle maintenant la biodiversité…

(…) « L’austérité joyeuse » est une prédisposition au partage des surplus que nous avons ; or notre société est plutôt dans la surconsommation. «L’austérité joyeuse » ne saurait commencer qu’avec l’identification de ce qui nous entoure, la conscience du milieu, la présence aux objets du quotidien, c’est à cela que j’ai beaucoup travaillé avec mes étudiants. Je leur faisais faire par exemple une carte, à l’échelle ou à peu près, de leur logement, en pointant tout ce qu’il contenait et en les faisant remonter jusqu’aux agents responsables du bienfait dont ils bénéficiaient : une table en chêne blanc massif de la tante Alice qui l’avait achetée en Californie à un artisan ; une pomme venant de Saint-Hilaire, une tasse de café sur la table, résultat de quatorze opérations, entre la graine semée par des esclaves colombiens ou cubains, le soin de la plante, la récolte, le transport, la torréfaction, la mise sur le marché, l’emballage, la préparation… Vous, en tant que consommateur, vous êtes au bout de cette chaîne ; à qui êtes-vous redevable ? À qui devez-vous être reconnaissant ?

Et quant à ma vie personnelle, cette « déférence à l’autre » a été une constante. Je pense que ce qui me préoccupe peut-être le plus personnellement, intimement, si je peux dire, c’est une double définition de la dimension spirituelle. Tout en demeurant attaché à l’Église catholique, je suis décidément sur le portique, et non pas dans le chœur, j’accepte, je cherche ma propre interprétation du message de Jésus, tout en me mettant à distance des cinquante dogmes… Cela ne m’inspire pas de l’antagonisme, c’est simplement des croyances dont j’ai vécu, comme tous ceux de ma génération, et dont je m’éloigne et je cherche une certaine formulation, pas du tout dans l’angoisse, absolument pas.

Source : Radio Canada

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