L’ami Mikael propose une analyse sur « l’’étonnant regain de popularité de la Pachamama, divinité inca », dans le cadre de la longue enquête du journal La Croix sur la place du féminin dans le monde des religions. Un article confus et un peu court. Quel dommage.
Rapportées d’Amérique du Sud pour le récent Synode sur l’Amazonie au Vatican, trois statuettes de femmes enceintes, trois pachamamas, du nom de cette déesse amérindienne symbolisant la terre-mère, ont été volées dans une chapelle où elles avaient été exposées. Elles ont ensuite été jetées dans le Tibre par des catholiques traditionalistes, accusant l’Église de s’adonner à un culte païen…
Voilà donc comment cet article ouvre sur une évidence qui n’en est pas une, reprenant à son compte des soupçons issus des milieux conservateurs les plus opposés au Synode. L’épisode de ces statuettes (dont nous avons longuement parlé sur ce blog) mérite bien plus de nuances. Ces statuettes ont été apportées par des participants sud-américains chrétiens du synode, qui avaient rassemblé des symboles culturels et historiques forts de l’Amazonie. Si ces statuettes devaient évoquer la Pachamama comme divinité inca, pourquoi en avoir pris trois exemplaires ? Dans la prière qui s’est déroulée dans le jardin du Vatican, deux d’entre elles ont été disposées face à face, permettant ainsi d’évoquer à la fois la générosité de la terre pour les peuples qui y vivent comme ses enfants qu’elle nourrit de ses fruits, et aussi la figure christologique de la Visitation, quand deux femmes enceintes se rencontrent et sentent tressaillir en elle la vie de Dieu. Par ailleurs, parmi les autres objets apportés, les portraits des hommes et femmes martyrs de l’Amazonie ont été exposés eux aussi. Aucun d’entre eux n’était intéressé par la Pachamama inca, mais bien par l’annonce de l’Evangile du Christ au sein des peuples les plus menacés. Alors pourquoi ces raccourcis qui créent de la confusion ?
Qui est cette fameuse Pachamama ? Une déesse de la fertilité venue tout droit du panthéon inca, cette civilisation précolombienne née au XIIIe siècle au Pérou. Comme la plupart des divinités andines, la Pachamama a une personnalité ambiguë, à la fois généreuse et fertile, mais aussi vindicative lorsqu’elle « ne reçoit pas son dû », comme l’explique l’anthropologue Céline Geffroy Komadina, qui rappelle que « la relation qui s’établit entre elle et les hommes se trouve dans un équilibre si précaire que des manquements au protocole peuvent entraîner des représailles de cette divinité ». On est loin de la figure exclusivement bienveillante, et un peu mielleuse, de la Pachamama telle qu’on la présente souvent aujourd’hui.
Je ne suis pas un spécialiste du panthéon inca et amérindien. Mais si cette déesse est née au XIIIe siècle de notre ère, c’est qu’elle est une représentation bien tardive des forces naturelles, fécondes et puissantes à la fois que les peuples amérindiens ont du vénérer depuis bien plus longtemps et sous des formes bien plus complexes. Par ailleurs, faut il rappeler que la culture inca n’en est qu’une parmi bien d’autres dans ce continent à la longue histoire millénaire ? Faire de la Pachamama une espèce d’idole commune à ce continent ne se justifie pas, me semble t-il, d’un point de vue historique. Faut il rappeler par ailleurs, qu’à la même époque, en Europe, un petit religieux pauvre et sans prétention chantait lui aussi la fécondité et la grandeur de la terre, sans la diviniser : « Loué sois-tu, mon Seigneur, pour sœur notre mère la Terre, qui nous porte et nous nourrit, qui produit la diversité des fruits, avec les fleurs diaprées et les herbes. ». François d’Assise n’était pas un adorateur de la Pachamama ou d’un culte païen celtique ou lombrien, quand il utilise ces expressions si évidentes pour tout cultivateur de la terre.
L’intérêt pour cette divinité un peu délaissée après la conquête espagnole au XVIe siècle connaît en effet un étonnant regain. Dans les Andes, son culte est ainsi devenu l’une des références principales des mouvements indigènes, indissociable du combat de défense de la terre, des langues et des cultures. L’opposition historique à des intérêts industriels, souvent américains, explique qu’elle soit également devenue une référence de l’écologie politique. En témoigne la Déclaration universelle des droits de la Terre-Mère, formulée en 2010 par les peuples amérindiens lors de la Conférence mondiale des peuples contre le changement climatique.
Sans doute, la Pachamama est devenue un symbole de résistance politique face à l’idole du billet vert qui, elle, est si souvent peu critiquée. Que des peuples violentés, maltraités, humiliés se trouvent un symbole féminin pour revendiquer leur dignité et leur espérance, n’est pas l’expression d’une mollesse conceptuelle. Au contraire. Il aurait fallu d’ailleurs préciser que cette écologie politique qui émerge aussi dans ces luttes a été le creuset de réflexions philosophiques et théologiques très riches, ouvrant de nombreuses perspectives nouvelles sur l’option préférentielle pour les pauvres, la justice sociale, le droit des peuples opprimés et la défense des femmes.
En Occident, la Pachamama a dans le même temps été popularisée par le développement du chamanisme dans les mouvements de développement personnel et par toute une littérature new age amalgamant à l’excès les cultes de différents panthéons, amérindiens ou grecs (Gaïa) par exemple. Le best-seller du développement personnel dans les années 1990, Les Quatre Accords toltèques, en est un exemple. Le culte rendu aujourd’hui à la Pachamama comprend ainsi une part de « réinvention de la tradition », mais traduit néanmoins pour de nombreux Amérindiens un rapport sincère à la terre.
Qu’il y ait eu des amalgames dans les mondes occidentaux en manque de spiritualité holistique, c’est une évidence. Mais en quoi cette « réinvention de la tradition » devrait elle être mis en comparaison avec le rapport sincère à la terre des peuples amérindiens ou la démarche d’inculturation du synode sur l’Amazonie ? Il aurait été peut être nécessaire de rappeler aussi que le pape François assume le langage de la « mère terre », du fait de son enracinement franciscain. Et que cela lui permet de poser un regard bienveillant et fraternel sur l’intuition millénaire des peuples traditionnels de son continent d’origine. C’est parce que nous avons oublié que la terre qui nous est confiée est porteuse de vie et de fécondité (du fait même du désir du Dieu vivant qui la créé) que nous l’avons tant violenté sans vergogne. La théologie chrétienne est capable d’inculturation, sans mettre sur un mêle plan la Révélation du Dieu unique et les représentations traditionnelles anciennes des peuples. Si elles ne sont pas sur un même plan, elles cohabitent pourtant dans le coeur de l’humain. Et nul ne peut rêver se débarrasser de ses enracinements et de ses symboles anciens transmis par sa culture. L’évangélisation invite ces « semences du Verbe » a porter du fruit nouveau à la lumière de l’invitation christique. La Pachamama n’est pas une déesse mais cette pauvresse dont François d’Assise a su chanter la beauté.
E&E