L’Eglise, les catholiques français et le nucléaire civil.

Bertrand Cumet, membre de Pax Christi

Dans « Enjeux et défis écologiques pour l’avenir », nos évêques appelaient de leurs voeux la création de « lieux de parole », d’ « espaces de rencontre », pour aborder les questions liées à l’énergie nucléaire. Trois ans après, alors que la question taraude les décideurs, force est de
constater que le débat n’a pas eu lieu. Désormais c’est le pape lui-même qui nous invite entre autres addictions, à nous guérir de notre
soumission au « paradigme technocratique », et à questionner « des projets qui ne sont pas suffisamment analysés comme (…) les effets de l’utilisation de l’énergie nucléaire » (LS 184), « en vue de discerner si elle offrira ou non un véritable développement intégral »(LS 185).

Mise en perspective

Le nucléaire civil est un point aveugle de la réflexion de l’Eglise catholique, engagée officiellement dans la promotion de cette technologie au travers du Saint-Siège, membre de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) depuis sa création en 1957, dont l’objectif est de
développer l’énergie atomique. Le 29 juillet 2007 lors de l’angélus, le pape Benoit XVI confirmait que le Saint-Siège

« approuve pleinement les finalités de cet Organisme (L’AIEA), en est membre depuis sa fondation et continue à soutenir son activité. (…) l’engagement à encourager la non-prolifération d’armes nucléaires, à promouvoir un désarmement nucléaire progressif et concerté, et à favoriser l’utilisation pacifique et sûre de la technologie nucléaire pour un développement authentique, respectueux de l’environnement et toujours plus attentif aux populations plus désavantagées, est toujours plus actuel et plus urgent . »

Or, comme le rappelait lui-même Benoit XVI dans son allocution, le mandat de l’AIEA est de « solliciter et accroître la contribution de l’énergie atomique aux causes de la paix, de la santé et de la prospérité dans le monde entier » (art. II du Statut)1.

On peut lire par ailleurs dans l’article III des statuts, que l’agence a pour attributions :

  • « D’encourager et de faciliter, dans le monde entier, le développement et l’utilisation pratique de l’énergie atomique à des fins pacifiques …»
  • « d’accomplir toutes opérations ou de rendre tous services de nature à contribuer au développement ou à l’utilisation pratique de l’énergie atomique à des fins pacifiques ou à la recherche dans ce domaine »
  • « De pourvoir, en conformité du présent statut, à la fourniture des produits, services, équipement et installations qui sont nécessaires au développement et à l’utilisation pratique de l’énergie atomique à des fins pacifiques, notamment à la production d’énergie
    électrique, ainsi qu’à la recherche dans ce domaine, en tenant dûment compte des besoins des régions sous-développées du monde »

Pourtant le 9 juin 2011, 3 mois après Fukushima, Benoit XVI s’adressait aux ambassadeurs en ces termes :

« Miser tout sur elle (la technique) ou croire qu’elle est l’agent exclusif du progrès, ou du bonheur, entraîne une chosification de l’homme qui aboutit à l’aveuglement et au malheur quand celui-ci lui attribue et lui délègue des pouvoirs qu’elle n’a pas. Il suffit de constater les « dégâts » du progrès et les dangers que fait courir à l’humanité une technique toute-puissante et finalement non maîtrisée ». Et il poursuivait, « Conscients du risque que court l’humanité face à une technique vue comme une « réponse » plus efficiente que le volontarisme politique ou le patient
effort d’éducation pour civiliser les moeurs, les gouvernants doivent promouvoir un humanisme respectueux de la dimension spirituelle et religieuse de l’homme. »2

Deux jours avant le référendum sur le nucléaire en Italie, beaucoup de commentateurs y ont vu une allusion à peine voilée à cette technologie.
Néanmoins, le 22 septembre 2014 à Vienne, le Sous-Secrétaire du Saint-Siège pour les relations avec les états, Mgr Antoine Camilleri, confirmait une nouvelle fois lors de la 58 Conférence générale de l’AIEA que le Saint-Siège soutient pleinement les actions de l’institution, comme celles de l’OMS ou de la FAO. Elles contribuent, estimait-il, au véritable développement de l’homme et favorisent la paix et la prospérité mondiale. Ainsi, l’Eglise catholique n’a jamais tranché quant à l’usage du nucléaire à des fins civiles, mettant une certaine énergie dénoncer son utilisation militaire, et oubliant de voir le lien congénital entre les deux.

Petite histoire de prises de position catholiques en France

En France, on le sait, les objectifs affichés de l’AIEA ont été poursuivis avec zèle, sans que le peuple ou ses élus puissent vraiment faire entendre leur voix3, faisant dire à Mgr Matagrin en 1977

« On ne peut pas ne pas s’interroger sur le caractère violent d’une politique nucléaire imposée à une société où une large fraction de l’opinion publique est habitée par l’incertitude si ce n’est par la peur. De toute façon s’impose un large débat public qui puisse éclairer l’opinion. (…) La vraie démocratie reste à inventer…»

« Pour une éthique de l’énergie nucléaire »4 ouvrage collectif EDF-Université catholique de Lyon, sous la direction de Monseigneur Defois est à notre connaissance la seule publication consistante
sur cette question. Les motivations qui y sont précisées sans assez claires et conformes à la composition du groupe de réflexion:

 » Quelques comportements d’ecclésiastiques au cours des cinq dernières années lors de problèmes locaux ont fait craindre à des responsables d’EDF une réaction « globalement négative » des autorités religieuses en cas d’incidents graves. Pour prévenir les malentendus il leur a paru bon d’informer avec exactitude et de dialoguer de façon approfondie « . …

Ainsi, les voix catholiques se sont-elles tues et les écrits crédibles, indépendants de toute confusion des rôles ou influence, semblent inexistants. A l’exception notable du groupe de Bure, réunissant fin 2011 douze personnes originaires des Vosges, de la Meuse, de la Haute-Marne, de l’Aube, avec des sensibilités différentes, croyants ou non-croyants, constitué autour de Monseigneur Marc STENGER, pour réfléchir à l’éthique de la gestion des déchets nucléaires.

Prises de position catholiques dans le monde

Dans le monde, des voix catholiques autorisées se sont néanmoins fait entendre depuis 2011, notamment celles des évêques du Japon et d’Allemagne. En 1999 la Commission « Justice et paix » (JCCJP) de l’épiscopat japonais demandait la fermeture de tous les sites nucléaires au Japon, et de mettre un terme à l’utilisation du plutonium. En 2001 la conférence épiscopale des évêques du Japon préconisait au sujet de l’électricité d’origine nucléaire:

« De manière à éviter une tragédie, nous devons développer des moyens alternatifs sûrs de produire de l’énergie ».

Enfin, en novembre 2011, 8 mois après le début de la catastrophe de Fukushima, les évêques catholiques du Japon appelaient leur gouvernement à fermer sans délai les centrales nucléaires du pays, dans un document intitulé : « Mettre fin à l’énergie nucléaire aujourd’hui : … » dans lequel ils expriment leurs regrets de n’avoir pas demandé la fin des centrales nucléaires dans leur précédent message de 2001. Pour ces évêques, la catastrophe de Fukushima

« a fait disparaître le mythe de la sécurité, inventé par ceux qui ont trop engagé leur confiance dans la science et la technologie, sans avoir la sagesse de connaître leurs limites. »5.

Leurs frères suisses et allemands leur ont emboîté le pas. Dans un communiquée de 2011, la commission Justice et Paix de l’épiscopat suisse demandait la sortie du nucléaire6, tandis que les évêques allemands se prononcaient en mars 2011, par la voix du président de la conférence des
évêques, monseigneur Robert Zollitsch, pour rappeler que les évêques ont toujours considéré l’énergie nucléaire comme une énergie transitoire et que tout devait être fait pour développer des énergie durables qui ne nuisent pas à l’environnement et ne pénalisent pas les générations
futures. 7

Etat de la réflexion chez les catholiques français

Le groupe de Bure a eu entre autre mérite de relancer quelque peu un débat chez les catholiques, en se basant notamment sur des critères éthiques :

« (…) tout débat concernant le choix de l’énergie nucléaire ne doit pas seulement toucher la question de sa pertinence, de ses objectifs, de ses avantages et de ses inconvénients, mais être passé au crible des impératifs éthiques dont le respect seul permet que l’homme soit un homme »

car, comme le disait Benoit XVI dans son discours aux ambassadeurs,

« il est donc urgent d’arriver à conjuguer la technique avec une forte
dimension éthique », tant « La technique qui domine l’homme le prive de son humanité ».

Loin de servir l’homme, des techniques « utiles » peuvent aussi détruire les êtres et les valeurs humaines. Les réflexions éthiques du groupe de Bure, centrées essentiellement sur la question du stockage de déchets, valent pour toute la filière. En effet, de manière très évidente, les caractéristiques de cette technologie interrogent les principes fondamentaux de la doctrine sociale de l’Eglise catholique que sont le bien commun, la solidarité, la justice, la dignité de la personne, la
responsabilité vis à vis des générations futures, le caractère sacré de la personne humaine, la subsidiarité, etc…

Pour aller sur un terrain plus philosophique, Jean-Pierre Dupuy, rappelant la réflexion d’Hannah Arendt et Gustave Anders sur la banalité du mal, quelques jours après Fukushima, soulignait que pour Anders l’origine du nouveau régime du mal c’est l’infirmité de tous les hommes,

« lorsque leur capacité de faire, qui inclut leur capacité de détruire, devient disproportionnée à la condition humaine. Alors le mal s’autonomise par rapport aux intentions de ceux qui le commettent. Anders et Arendt pointaient ce scandale qu’un mal immense peut être causé par une absence complète de malignité ; qu’une responsabilité monstrueuse puisse aller de pair avec une absence totale de méchanceté »8.

Fort opportunément, l’opinion publique, accaparée par des préoccupations immédiates d’emploi, de pouvoir d’achat, de santé, d’éducation, de sécurité, ou encore la menace du réchauffement
climatique, n’a ni le temps ni l’énergie de prendre part au débat.
La parole d’une organisation millénaire comme l’Eglise, experte en humanité, ayant une certaine indépendance et le recul nécessaire, n’en est que plus cruciale.

De l’opportunité actuelle de se saisir de la question

Plusieurs raisons concourent à rendre ce sujet actuel, et à ce que les catholiques s’en saisissent :

  • l’encyclique Laudato Si nomme expclicitement l’énergie nucléaire comme champ d’investigation d’un réflexion éthique, et propose sur ce sujet comme d’autre, l’inversion de la charge de la preuve,
  • l’énergie nucléaire est présentée par ses soutiens comme une des solutions techniques incontournable pour lutter contre le réchauffement climatique9,
  • l’énergie nucléaire ne figurait pas parmi les mécanismes de développement propre (MDP) du protocole de Kyoto, et a fait l’objet d’un intense lobbying durant la COP 21,
  • les difficultés techniques de l’EPR entraînent la prolongation sine die de Fessenheim, contrairement aux engagements du président de la République10, motif d’inquiétude majeur pour les allemands11 ….et quelques français,
  • la Loi de Transition Energétique, l’absence de chantiers de construction, et la durée très importante de la construction des centrales actuelles (L’EPR de Flamanville a été lancé en
    2007 pour une mise en service au mieux en 2017), la perte (ou l’absence) de savoir faire dans ce domaine et la fragilité financière de notre outil industriel conduisent à la prolongation de nos centrales actuelles au-delà de la durée de vie de 40 ans (certaines
    sources parlent de 30, voire 25 ans) initialement prévue. De 2018 à 2022, 30 des 58 réacteurs passeront la barre des 40 ans (relire si besoin la note 10 en bas de page),
  • Les français moyens, que nous sommes tous aux yeux des défenseurs de cette énergie, ont désormais suffisamment de recul historique pour se forger une conviction éclairée, étayée par des faits :
    • les calculs probabilistes en terme de sûreté ont été invalidés par la réalité d’un facteur 300, à tel enseigne qu’à la suite de Fukushima les pouvoirs publics français en sont venus à envisager la possibilité d’un accident majeur en France, les poussant à élaborer précipitamment un « plan national de réponse » en cas d’accident majeur 12, et mettre sur pied une Task Force nationale (intervenue le 13 décembre dernier à
      Fessenheim),
    • les mises en garde initiales des opposants concernant l’absence de solution pour le traitement et le stockage des déchets se sont révélées justes,
    • la démocratie continue d’être maltraitée, si l’on se réfère au vote discret le 18 avril et en pleine nuit au Sénat d’un amendement à la la Loi Macron, autorisant l’ouverture du
      centre d’enfouissement des déchets, sans démonstration ni loi préalable de réversibilité, ni idée précise du coût et des moyens de financement.

Conclusion

Sur ce sujet, qui implique les générations présentes et surtout futures (déchets nucléaires, démantèlement, régions contaminées rendues inhabitables en cas de fuite ou d’accident majeur, maladies génétiques…) et à l’invitation d’un pape qui dénonce le problème des déchets
hautement toxiques et radioactifs (LS 21), nous ne pouvons refuser en tant que catholiques de prendre parti entre un discours utilitariste servi par la technostructure qui gouverne nos consciences et infiltre l’Église même, et notre responsabilité éthique. Nous manquerions en outre à notre devoir d’apporter un éclairage complémentaire et précieux à nos hommes politiques, comme Laudato Si a pu le faire, en les livrant aux mains des seuls techniciens.

A nous, fidèles catholiques engagés dans notre Eglise, libres de tout conflit d’intérêt, d’encourager nos évêques à prendre position.

1 Sur la version française des statuts, on peut même lire « hâter » au lieu de « solliciter ».
2 Discours du pape Benoit XVI aux nouveaux ambassadeurs près le Saint-Siège, 9 juin 2011, source Vatican.va
3 Absence de vote par l’assemblée nationale, refus d’organiser un référendum, proposé par le parti socialiste en 1978. Pour plus de
précisions sur la conduite du programme électro nucléaire, voir document joint « Le discours et la réalité…Propos sur les conditions de lancement du programme électronucléaire français en 1974-1978. », J.P. Raffin.
4 « Pour une éthique de l’énergie nucléaire », Cahiers de l’Institut Catholique de Lyon, Lyon, 1990. Ouvrage commun EDF/Université
catholique de Lyon.
5 Message des évêques du Japon à tous les résidents du Japon, novembre 2011, traduit par D.Lang dans La Documentation Catholique, n°2481, 1er janvier 2012, p.14.
6 « Justitia et Pax ruft den Nationalrat auf, einen klaren Entscheid für den Ausstieg aus der Kernenergie zu treffen… », Bern, 6.6.2011.
7 http://www.caritas-international.de/wasunsbewegt/stellungnahmen/kirchenvertreter-fordern-ausstieg-aus-de
8 Jean-Pierre Dupuy, Le Monde, 20 mars 2011, article repris dans la revue Esprit, mai, 2011/5 sous le titre « Les quatre catastrophes
du Japon » .
9. Avec un parc mondial vieillissant, l’industrie nucléaire produit à peine 17 % de l’énergie finale consommée en France, et 2% de
l’énergie finale consommée dans le monde, moins que l’hydoélectricité.
10. Lors du débat télévisé de l’entre-deux-tours le candidat François Hollande avant expliqué les raisons de son engagement à fermer
cette centrale: « La première, c’est que c’est la plus ancienne centrale, qu’une centrale était prévue normalement pour trente ans et
qu’elle aura quarante ans d’âge en 2017. Deuxièmement, elle est proche d’une zone sismique, ce qui est quand même un risque. »
11. Le 12 janvier 2015 la ministre de l’environnement allemande Barbara Hendricks a écrit à son homologue française une lettre dans
laquelle elle demandait au gouvernement français la fermeture aussi rapide que possible de Fessenheim: « Comme vous le savez la
population vivant dans les zones frontalières est très préoccupée par la sûreté de la centrale. Je vous prie de tout coeur de prendre en
compte ces préoccupations lorsque vous pèserez le pour et le contre, et (…) de prévoir l’arrêt de Fessenheim à une échéance aussi
rapide que possible ». http://www.sortirdunucleaire.org/La-Ministre-allemande-de-l-environnement-ecrit-a-41197.
12. http://www.sgdsn.gouv.fr/IMG/pdf/PLANNATIONALNUCLEAIRE_synthese_pour_site_internet.pdf