CRÉATION 4/34 – Assis au bord du fleuve

Le message du pape François pour accompagner ce mois de prière pour la Création mérite le détour. Décryptage.


Chers frères et sœurs ! “Que la justice et la paix jaillissent” est cette année le thème du Temps œcuménique de la Création, inspiré des paroles du prophète Amos : « Que le droit jaillisse comme une source ; la justice, comme un torrent qui ne tarit jamais » (5, 24). Cette image expressive d’Amos nous dit ce que Dieu désire. Dieu veut que règne la justice, essentielle à notre vie d’enfants à l’image de Dieu, comme l’est l’eau à notre survie physique. Cette justice doit émerger là où elle est nécessaire, et non pas se cacher en profondeur ou disparaître comme l’eau qui s’évapore, avant qu’elle n’ait pu nous soutenir. Dieu veut que chacun cherche à être juste en toute situation, qu’il s’efforce toujours de vivre selon ses lois et de permette ainsi à la vie de s’épanouir pleinement. Lorsque nous cherchons d’abord le royaume de Dieu (cf. Mt 6, 33), en maintenant une juste relation avec Dieu, l’humanité et la nature, alors la justice et la paix peuvent jaillir, comme un courant inépuisable d’eau pure, nourrissant l’humanité et toutes les créatures.

Commentaire E&E : Le thème biblique choisit chaque année est le fruit d’un travail oecuménique de plusieurs mois. Parmi les personnes qui y ont participé, il faut citer : l’évêque Marc Andrus, Église anglicane, diocèse épiscopal de Californie. Le pasteur Dave Bookless, directeur de la théologie, A Rocha International, Lausanne Global Catalyst for Creation Care. L’évêque Malayil Sabu Koshy Cherian, Église de l’Inde du Sud, Conseil national des Églises en Inde. Celia Deane-Drummond, directrice de l’Institut de recherche Laudato Si’, Campion Hall, Université d’Oxford. Le pasteur Tony Franklin-Ross, Relations œcuméniques, Conseil Méthodiste Mondial. Le pasteur Norm Habel, Église luthérienne, coordinateur à Adélaïde, projet du Temps pour la Création. Hefin Jones, Comité exécutif, Communion mondiale d’Églises réformées. Le métropolite du Zimbabwe, Serafim Kykotis, Archevêché grec orthodoxe du Zimbabwe et de l’Angola Marcelo Leites, Secrétaire général, Fédération universelle des associations chrétiennes d’étudiants. P. Martin Michalíček, Secrétaire général, Consilium Conferentiarum Episcoporum Europae. Sr. Patricia Murray, Secrétaire exécutive, Union internationale des Supérieures Générales. Kostas Zormpas, Directeur général de l’Académie Orthodoxe de Crète. Sr. Alessandra Smerilli, Secrétaire, Dicastère du Vatican pour le service du développement humain intégral. Paulo Ueti, Conseiller théologique et directeur régional pour l’Amérique latine, Alliance anglicane. Graham Usher, Évêque principal chargé des questions écologiques de l’Église d’Angleterre. Ruth Valerio, Directrice de la défense des causes et de l’influence au planmondial, Tearfund.
Bref une belle brochettes d’acteurs issus de différentes confessions chrétiennes et témoignant aussi de différents réseaux d’écologie chrétienne en plein développement. Une bonne nouvelle pour la démarche oecuménique.


Par une belle journée d’été de juillet 2022, j’ai médité sur ces questions lors de mon pèlerinage sur les rives du lac Sainte-Anne, dans la province d’Alberta, au Canada. Ce lac a été et est toujours un lieu de pèlerinage pour de nombreuses générations d’autochtones. Comme je l’ai dit à cette occasion, accompagné par le son des tambours : « Combien de cœurs sont arrivés ici, anxieux et essoufflés, appesantis par les fardeaux de la vie, et ont trouvé près de ces eaux la consolation et la force pour aller de l’avant ! Ici aussi, immergé dans la création, se fait entendre un autre battement, le battement maternel de la terre. Et comme le battement du coeur des bébés, depuis le sein maternel, est en harmonie avec celui des mères, ainsi pour grandir en tant qu’êtres humains, nous avons besoin d’ajuster les rythmes de la vie avec ceux de la création qui donne la vie ». [Homélie près du Lac Ste. Anne, Canada, 26 juillet 2022.]

Commentaire E&E : L’évocation de ce voyage au Canada est très fort. D’abord, parce qu’il évoque ce travail de conversion profonde qui s’opère dans cette Eglise (comme dans tant d’autres) à l’égard des populations autochtones. Après avoir fait le constat que les politiques éducatives et catéchétiques du passé ont aussi généré d’immenses souffrances familiales et des déracinements culturels déchirants, l’Eglise catholique du Canada est dans un vrai processus de réconciliation. La présence du pape François, venu jusque dans cette réserve éloignée des provinces indiennes du pays, témoigne aussi du fait que cette prise de conscience des abus d’autorité et de maltraitance des humaines ressemble à ces autres formes d’abus qu’expriment la maltraitance de la terre où ils vivent depuis des générations. L’évocation du battement de coeur vient sans doute aussi des chants traditionnels qui ont été chanté dans ce haut lieu de rassemblement des peuples autochtones, accompagnés par les tambours traditionnels. L’harmonie du battement des coeurs est bien ce qui nous rend humain et qui nous relie les uns aux autres.

En ce Temps de la Création, attardons-nous sur ces battements de cœur : les nôtres, ceux de nos mères et de nos grands-mères, les battements de cœur de la création et du cœur de Dieu. Aujourd’hui, ils ne sont pas en harmonie, ils ne battent pas ensemble dans la justice et la paix. Trop de gens sont empêchés de s’abreuver à ce fleuve puissant. Écoutons donc l’appel à être aux côtés des victimes de l’injustice environnementale et climatique, et à mettre fin à cette guerre insensée à la création. Nous voyons les effets de cette guerre en beaucoup de fleuves qui s’assèchent. « Les déserts extérieurs se multiplient dans notre monde, parce que les déserts intérieurs sont devenus très grands », a déclaré Benoît XVI. [Homélie de la Messe inaugurale du Pontificat, 24 avril 2005.] Le consumérisme rapace, alimentée par des cœurs égoïstes, bouleverse le cycle d’eau de la planète. L’utilisation effrénée des combustibles fossiles et l’abattage des forêts entraînent une hausse des températures et de graves sécheresses. Des pénuries d’eau effrayantes touchent de plus en plus nos habitations, des petites communautés rurales aux grandes métropoles. En outre, les industries prédatrices épuisent et polluent nos sources d’eau potable par des pratiques extrêmes telles que la fracturation hydraulique pour l’extraction du pétrole et du gaz, les projets de méga-extraction incontrôlée et l’élevage intensif d’animaux. « Sœur eau », comme l’appelle saint François, est pillée et transformée en « marchandise sujette aux lois du marché » (Enc. Laudato si’, n. 30).

Commentaire E&E : en filant la métaphore biblique du prophète Amos, le pape inverse la dynamique pour rappeler que si la justice et la paix sont comme un fleuve puissant qui doit déferler, il faut aussi pour cela que nous prenions soin de la source de nos métaphores. Le cycle de l’eau est maltraité de multiples manières, par la privatisation des ressources en eau, leur surexploitation et leur pollution aveugle. Intéressant de noter que le pape François dénonce frontalement l’exploitation des gaz de schiste (en effet très polluante pour les ressources locales en eau) tout comme l’élevage intensif. C’est bien une vision erronée de l’économie, ces lois du marché néo-libérales, qui génère ce genre de maltraitances.


Le Groupe Intergouvernemental sur l’Évolution du Climat (GIEC) affirme qu’une action urgente pour le climat nous permettrait de ne pas manquer l’occasion de créer un monde plus durable et plus juste. Nous pouvons, nous devons, empêcher les pires conséquences de se produire. « Il y a tant de choses que l’on peut faire ! » ( ibid., n. 180), si, comme autant de ruisseaux et de torrents,
nous finissons par nous réunir en un puissant fleuve pour irriguer la vie de notre merveilleuse planète et de notre famille humaine pour les générations à venir. Joignons nos mains et accomplissons des pas courageux pour que la justice et la paix coulent sur toute la Terre. Comment pouvons-nous contribuer au puissant fleuve de la justice et de la paix en ce Temps de la Création ? Que pouvons-nous faire, en particulier en tant qu’Églises chrétiennes, pour restaurer notre maison commune afin qu’elle grouille à nouveau de vie ? Nous devons décider de
transformer nos cœurs, nos modes de vie et les politiques publiques qui régissent nos sociétés. Tout d’abord, contribuons à ce puissant fleuve en transformant nos cœurs. C’est essentiel pour que toute autre transformation puisse commencer. C’est la “conversion écologique” que saint Jean-Paul II nous a exhortés à entreprendre : le renouvellement de notre relation avec la création,
de sorte que nous ne la considérions plus comme un objet à exploiter, mais que nous la chérissions comme un don sacré du Créateur. Rendons-nous compte donc qu’une approche d’ensemble exige que nous pratiquions le respect écologique selon quatre directions : envers Dieu, envers nos semblables d’aujourd’hui et de demain, envers l’ensemble de la nature et envers nous-mêmes.

Commentaire E&E : L’image des petites rivières qui font les grands fleuves est … courante ! Elle est reprise ici par le pape François qui s’appuye, il faut le noter au passage, sur les travaux du GIEC, souvent très critiqués dans les milieux les plus conservateurs (même catholiques) … et les plus climatosceptiques. Il creuse l’intuition de la « conversion écologique » initiée par Jean-Paul II qui, elle aussi, est parfois contestée, même poliement, par des responsables chrétiens (cf. par exemple l’introduction du dernier livre des évêques de France). La seule conversion ne pourrait être que religieuse, doutant ainsi du sens de la « conversion écologique ». Or, tout est lié : la conversion au respect de la Création est incontournable avec la conversion au Créateur. Le pape François reprend ensuite les quatre dimensions de son éthique de l’écologie intégrale qu’il a déjà déployé dans Laudato si.

En ce qui concerne la première de ces dimensions, Benoît XVI a identifié un besoin urgent de comprendre que la Création et la Rédemption sont inséparables : « Le Rédempteur est le Créateur et si nous n’annonçons pas Dieu dans cette grandeur totale qui est la sienne – de Créateur et de Rédempteur – nous dévalorisons également la Rédemption ». [Rencontre avec le clergé du diocèse de Bressanone, 6 août 2008.] La création fait référence au mystérieux et magnifique acte de Dieu qui consiste à créer cette majestueuse et belle planète et cet univers à partir de rien, ainsi qu’au résultat de cet acte, toujours en cours, que nous expérimentons comme un don inépuisable. Au cours de la liturgie et de la prière personnelle dans la « grande cathédrale de la création », [Message pour la Journée Mondiale de Prière pour la Sauvegarde de la Création, 21 juillet
2022.] nous nous souvenons du Grand Artiste qui crée tant de beauté et nous réfléchissons au mystère du choix amoureux de créer le cosmos. Deuxièmement, nous contribuons à l’écoulement de ce puissant fleuve en transformant nos modes de vie. Partant de l’admiration reconnaissante du Créateur et de la création, repentons-nous de nos “péchés écologiques”, comme le dit mon frère, le Patriarche Œcuménique Bartholomée. Ces péchés blessent le monde naturel, et aussi nos frères et sœurs. Avec l’aide de la grâce de Dieu, adoptons des modes de vie avec moins de gaspillage et moins de consommation inutile, en particulier là où les processus de production ne sont pas durables et toxiques. Cherchons à être attentifs le plus possible à nos habitudes et à nos choix économiques, afin que tous s’en portent mieux : nos semblables, où qu’ils soient, et aussi les enfants de nos enfants. Collaborons à la création continue de Dieu par des choix positifs : en faisant un usage le plus modéré possible des ressources, en pratiquant une sobriété joyeuse, en éliminant et en recyclant les déchets, et en utilisant les produits et services, de plus en plus disponibles, qui sont écologiquement et socialement responsables.


Commentaire E&E : Après Jean Paul II, le pape François évêque son prédécesseur Benoît XVI rappelant le lien inséparable entre Création et Rédemption. Une affirmation théologique bouleversante et qui mériterait d’être déployée bien davantage dans notre vie spirituelle, liturgique et sociale. La notion de péchés écologiques est ainsi compréhensible et le pape François rend hommage à la tradition orthodoxe pour nous avoir permis de les nommer. Notons aussi que le pape François évoque cette notion complexe… mais si évidente de « création continue » qui donne du sens à nos propres engagements. Nous participons à un mouvement créateur jusqu’à la fin du monde par nos propres engagements de foi et de charité.

Enfin, pour que le fleuve puissant continue de couler, nous devons transformer les politiques publiques qui régissent nos sociétés et qui façonnent la vie des jeunes d’aujourd’hui et de demain. Des politiques économiques qui favorisent l’enrichissement scandaleux de quelques-uns et la dégradation des conditions de vie du plus grand nombre signifient la fin de la paix et de la justice. Il est évident que les Nations les plus riches ont accumulé une “dette écologique” (Laudato si’, n. 51). Les dirigeants mondiaux participant au sommet COP28, prévu à Dubaï du 30 novembre au 12 décembre de cette année, doivent écouter la science et entamer une transition rapide et équitable pour mettre fin à l’ère des combustibles fossiles. Selon les engagements de l’Accord de Paris visant à réduire le risque de réchauffement global, il est absurde de permettre la poursuite de l’exploration et de l’expansion des infrastructures liées aux combustibles fossiles. Élevons la voix pour mettre fin à cette injustice faite aux pauvres et à nos enfants, qui subiront les pires impacts du changement climatique. J’en appelle à toutes les personnes de bonne volonté pour qu’elles agissent en fonction de ces orientations concernant la société et la nature.

Commentaire E&E : Péchés écologiques dans la dégradation des écosystèmes mais aussi dette écologique insoutenable que les économies mondiales génèrent et entretiennent de manière exagérée et injuste. Du coup, l’appel à la COP28 est encore plus clair que pour la COP21 en 2015. Il faut mettre fin à l’ère des combustibles fossiles. Une affirmation qui devrait mobiliser bien davantage nos communautés et nos responsables pour lutter contre des projets comme l’oléoduc en Ouganda développé par Total etc.

Une autre perspective parallèle est spécifique à l’engagement de l’Église catholique pour la synodalité. Cette année, la clôture du Temps de la Création, le 4 octobre, fête de saint François, coïncidera avec l’ouverture du Synode sur la Synodalité. Comme les fleuves alimentés par mille petits ruisseaux et de plus grands torrents, le processus synodal qui a commencé en octobre 2021 invite toutes les composantes, au niveau personnel et communautaire, à converger en un fleuve majestueux de réflexion et de renouveau. L’ensemble du peuple de Dieu est engagé dans un passionnant chemin de dialogue et de conversion synodale.

Commentaire E&E : Hasard ou providence ? Cet enchainement entre prière pour la Création et démarche synodale catholique est en tout cas un signe des temps. Voilà encore un « processus » si cher à ce pape qui peut changer le réel non pas par des décisions descendantes mais par des prises de conscience grandissantes et unifiantes. Les espaces de dialogues en sont l’expression.


De même, comme un bassin fluvial avec ses nombreux affluents, grands et petits, l’Église est une communion d’innombrables Églises locales, de communautés religieuses et d’associations qui se nourrissent de la même eau. Chaque source apporte sa contribution unique et irremplaçable, jusqu’à ce que toutes confluent dans le vaste océan de l’amour miséricordieux de Dieu. De même qu’un fleuve est une source de vie pour l’environnement qui l’entoure, de même notre Église
synodale doit être une source de vie pour la maison commune et tous ceux qui y vivent. Et de même qu’un fleuve donne vie à toutes sortes d’espèces animales et végétales, de même une Église synodale doit donner vie en semant justice et paix dans tous les lieux qu’elle atteint. En juillet 2022 au Canada, j’ai évoqué la mer de Galilée où Jésus a guéri et consolé beaucoup de personnes, et où il a proclamé “une révolution de l’amour”. J’ai appris que le Lac Sainte-Anne est aussi un lieu de guérison, de consolation et d’amour, un lieu qui nous rappelle que « la fraternité est véritable si elle unit ceux qui sont éloignés, que le message d’unité que le Ciel envoie sur la terre ne craint pas les différences et nous invite à la communion, à la communion des différences, pour repartir ensemble, parce que tous – tous ! – nous sommes des pèlerins en marche » . En ce Temps de la Création, en tant que disciples du Christ dans notre marche synodale
commune, vivons, travaillons et prions pour que notre maison commune regorge à nouveau de vie. Que l’Esprit Saint continue de planer sur les eaux et qu’il nous guide pour « renouveler la face de la terre » (c. Ps 104, 30).
Rome, Saint-Jean-de-Latran, le 13 mai 2023. FRANÇOIS

Commentaire E&E : « Donner vie », voilà ce que l’Eglise doit retrouver comme processus naturel. Et pour cela, elle doit en témoigner en accompagnant tous les processus naturels existants qui le font quand on leur laisse la place pour le faire. Comme la Création et la Rédemption expriment un seul et même mouvement, le « donner vie » et le « pardonner » font de même.

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