ENERGIE – Au tournant du siècle

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Alors que s’ouvrait la Semaine sainte, plusieurs réseaux engagés se sont rassemblés le 23 et 24 mars dernier pour célébrer ensemble plusieurs veillées mémorielles interreligieuses à l’occasion du centième anniversaire de l’entreprise TotalEnergies. Et dénoncer ainsi toutes les ambiguïtés et collusions de ces milieux d’affaires qui continuent de promouvoir l’exploitation pétrolière.

UN PEU d’HISTOIRE et quelques RAPPELS

L’aventure industrielle est belle indéniablement. Une « saga », évoque même le site de l’entreprise TotalEnergies pour évoquer l’histoire désormais centenaire de ce qui fut d’abord, en 1924, la « Compagnie française des pétroles ».

L’histoire de l‘exploitation massive du pétrole est d’abord liée à la guerre. Celle de 1914-1918 qui, mettant à jour une manière industrielle et technique de faire la guerre, a aussi exigé une nouvelle manière de fournir les sources d’énergie pour en assurer le bon fonctionnement. Chars, avions et autres camions de troupes ont besoin de remplir leurs réservoirs régulièrement. Or, pendant la « Grande guerre », cette filière est encore, du côté des Alliés, assurée par les acteurs Américains (Standard Oil) et Britanniques (Royal Dutch Shell).

Deux ans après la fin du conflit, une conférence internationale se tient dans la belle cité de San Remo, du 19 au 26 avril 1920, dans une belle villa de la Riviera italienne, le château Devachan, construite par un comte anglais converti au bouddhisme. Devachan est un mot qui exprime la notion d’état de conscience. Ironie de l’histoire, c’est dans ce lieu de sérénité, que la prise de conscience de la géopolitique du pétrole s’est cristallisée au cours de cette conférence qui poursuivait les travaux de la conférence de la paix de Paris, qui s’était déroulée un an plus tôt. Cette dernière avait aboutie au traité de Versailles signé le 28 juin 1919. Les premiers ministres des pays Alliés se réunissent à San Remo et adoptent le 25 avril 1920 un accord accordant à la Société des Nations le mandat d’administrer d’anciens territoires ottomans au Moyen Orient : Palestine et Mésopotamie sous contrôle britannique et la Syrie sous contrôle français. Derrière ce jeu d’influences politiques se cache aussi un calcul économique : celui du contrôle des champs pétrolifères identifiés dans ces régions. Le 24 avril est signé un « accord sur les pétroles » pour clarifier la situation sur place et notamment les modalités d’exploitation et de diffusion du pétrole de la région de l’actuelle Irak etc. La construction des oléoducs venus de Kirkouk vers la Méditerranée sera donc cruciale.

L’un d’entre eux sera construit dix ans plus tard par la toute jeune « Compagnie française des pétroles » sous l’égide de Jules Mény (1890-1945). Cet ancien aviateur durant la Grande guerre est un ingénieur de l’école des Mines devenu homme d’affaires, gérant d’abord la reconstitution des houillères du Nord puis devient codirecteur d’une entreprise pétrolière roumaine à partir de 1920. Il devient ainsi un expert de cette industrie naissante. En 1928, il devient, à la demande du fondateur, Ernest Mercier (1978-1955) qui a aussi créé en 1919 l’Union d’électricité, l’administrateur de la Compagnie française du pétrole avant d’en prendre la direction en 1940. Durant quelques mois, il devient aussi sous-secrétaire d’Etat chargé de la production d’armements pour l’armée de l’air. Il sera arrêté par les forces d’occupation allemande, transféré en Allemagne où il mourra quelques jours avant la fin du conflit.

C’est en fait sur la demande de Raymond Poincaré et du Saint-Cyrien Louis Pineau (1888-1950), que le secteur pétrolier français naissant s’est structuré ainsi. En mars 1924, la Compagnie française des pétroles (CFP) voit le jour, dont 35 % du capital restera à l’Etat constituant ainsi une société mixte. Elle s’investit en Irka (Kirkouk) et au Vénézuela et Colombie. Sans oublier les liens historiques avec la Roumanie. Peu à peu, la filière se développe : raffineries, via la Compagnie française de raffinage (CFR) en 1929, laboratoires de recherches, et flotte pétrolière via la Compagnie navale des pétroles (CNP) quelques années plus tard. En 1953, l’exploitation du pétrole algérien, notamment à Hassi Messaoud, entre dans le champ d’action de la CFP jusqu’en 1971.

L’appellation « Total » apparait en 1954 pour le pétrole distribué par l’entreprise : facile à prononcer et à comprendre à l’international, il dit aussi la volonté hégémonique du groupe. En 1965, le groupe fusionne avec un des autres grands acteurs de la filière notamment pour la distribution, la société Desmarais frères. Total devient le nom de l’entreprise finalement en 1991, dans ces années où sa participation au développement de la Formule1 grandit. En 1993, une grande partie des actions de l’Etat sont vendues à des investisseurs privés.

Fusion avec la société belge Petrofina, OPA sur Elf Aquitaine la même année : l’année 1999 permet à Total de doubler ses capacités de production. Forages en eaux profondes (1982), gisement d’Akpo au Nigéria (2000) : le développement se poursuit. Des investisseurs chinois (2007) ou issus des pays du Golfe dont le Qatar entrent dans l’entreprise. Depuis 2010, c’est Christophe de Margerie (1951-2014) qui en devient le PDG. Il décède quatre ans plus tard dans un accident d’avion à Moscou, après avoir rencontré Dmitri Medvedev. Vladimir Poutine le décorera à titre posthume d’une Médaille d’honneur. La France fera de même en lui octroyant à titre posthume la Légion d’honneur. Les Russes appréciaient, semble-t-il, notamment le fait que l’homme critiquait le poids du dollars dans les transactions pétrolières, évoquant la possibilité de faire des achats dans une autre devise. Dix ans après, à la lumière des évènements en Ukraine, ces positions ne cessent d’interroger. De Margerie qui a fait toute sa carrière dans la CFP puis Total avait aussi été mis en examen huit ans auparavant pour complicité d’abus de bien sociaux et complicité de corruption, dans le cadre des opérations de contournement de l’embargo onusien du pétrole irakien entre 1996 et 2003. Si les prévenus, dont de Margerie seront relaxés en 2013, la Cour de cassation condamnera en 2018 notamment Total pour corruption d’argent public étranger. Condamnation confirmée en 2021. Des amendes avec sursis de 30 000 à 430 000 euros sont prononcés.

Total est devenu une entreprise très puissante, – 5e groupe pétrolier privé du monde – dont le poids économique est aussi un levier géopolitique incontournable pour les intérêts français et de certains milieux financiers et politiques.

A partir de 2011, l’entreprise tente de diversifier ses investissements : solaire notamment, par le rachat de l’américain Sunpower, stockage d’énergie, biocarburants, autres énergies renouvelables. C’est notamment Patrick Pouyanné qui promeut cette évolution lui qui est devenu récemment président, directeur général et administrateur référent du groupe. Mais ne nous y trompons pas : le groupe reste un pétrolier puissant, s’alliant en 2016 avec le brésilien Petrobras, développe l’exploitation du gaz en Iran, celle du pétrole en mer du Nord en 2017, reprend des activités via Anadarko en Agrique en 2019. Il investit aussi dans l’exploitation des schistes bitumineux et poursuit la prospection pétrolière tout azimut. Le tout accompagné d’une politique de redistribution des dividendes à ses actionnaires particulièrement généreuse, augmentant de 5 à 6 % chaque année depuis 2019. Il y a quelques jours, le groupe dirigé par Patrick Pouyanné annonçait un impressionnant résultat net de 21,4 milliards de dollars en 2023. Un résultat sans précédent. D’autant plus que le groupe français paye l’essentiel de ses impôts hors du territoire.

Mais depuis 2020 et la signature des accords de Paris, une partie des actionnaires mais aussi de nombreux groupes de pression soulignent les incohérences de plus en plus criantes de ce géant industriel. Et ce n’est pas le changement de nom de Total à ToalEnergies en 2021 qui change quoi que ce soit à la réalité de la politique menée par le groupe. En 2022, un groupe d’investisseurs demande sa mise en conformité avec les accords de Paris sur le climat. Le groupe diminue notamment son nombre de stations services, ce qui, de fait diminue son impact sur les ventes de produits pétroliers.

C’est le projet Tilenga qui met le feu aux poudres de la mobilisation internationale. L’exploitation pétrolière en Ouganda, dans une aire naturelle protégée, et la construction d’un immense oléoduc de 1400 km de long jusqu’en Tanzanie est dénoncée par plusieurs ONG françaises et ougandaises qui mettent TotalEnergies en demeure. Des acteurs bancaires importants ont renoncé aussi à investir dans le projet.

En 2022, l’ONG Greenpeace accuse le groupe de sous-estimer largement les émissions de gaz à effet de serre dont il serait responsable. Selon le journal The Guardian, le groupe pourrait être à l’origine de près de 1 % des émissions industrielles mondiales entre 1998 et 2015. C’est aussi une entreprise très impliquée dans les projets les plus impliqués à travers le monde producteurs de CO2 et donc en première ligne des mesures à prendre pour limiter le réchauffement climatique. Le groupe est à la manœuvre en tentant de passer au gaz naturel et en privilégiant la séquestration géologique. Et aussi en se dégageant de l’exploitation des sables bitumineux canadiens en 2023. Mais à la fin de cette même année, il lance un projet pétrolier au Suriname pour 9 milliards de dollars d’investissement. Ce double langage est d’autant plus dommageable que l’entreprise est connue pour avoir activement participé dans le passé à des campagnes de dénigrement des travaux scientifiques sur le sujet du réchauffement climatique. Son action de lobbying, notamment au sein des assemblées politiques, est aussi de notoriété publique.


Vers une MOBILISATION de CHRETIENS

A l’occasion du centenaire de cette entreprise, l’ONG interreligieuse GreenFaith, le mouvement oecuménique Lutte & Contemplation et le Mouvement Laudato Si’ ont tenu neuf veillées mémorielles à Paris et ailleurs en France. Les uns pour dénoncer la « faillite morale de ce groupe », les autres l’hypocrisie du groupe pétrolier qui poursuit des projets climaticides. Éloi Descamps, du Mouvement Laudato Si’, par exemple, rappelle qu’en 2023, « l’entreprise a investi seulement 4,5 milliards d’euros dans ce secteur, soittrois fois moins que ses investissements dans les énergies fossiles et également trois fois moins que la rémunération versée à ses actionnaires (15,4 milliards d’euros). » À Paris, les participants ont fait mémoire des innombrables victimes humaines et non-humaines de l’industrie fossile en éteignant tour à tour quatre bougies symbolisant ces vies sacrifiées, puis en vivant le rituel du bol de larmes, où elles et ils ont versé de l’eau symbolisant la tristesse dans une vasque.

Un commentaire Ajouter un commentaire

  1. bruno MAGNINY dit :

    Bravo – merci, Dominique-au-beau-nom !

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